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Juan Saavedra allie design et militantisme pour remettre en question le statu quo.

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Vis-à-vis du succès, je suis un adepte de la vision que le philosophe américain Robert Grudin a du design : plus il passe inaperçu, meilleur il est. Autrement dit, parler de mes succès n’a jamais été une priorité pour moi. Je me surprends constamment à ne pas accepter les compliments que je reçois, car mon souhait n’est pas de susciter l’émulation chez qui que ce soit. Quant au succès de mes projets, je peux l’attribuer dans plusieurs cas à la possibilité qu’offre le design de recadrer les enjeux avec clarté et candeur. Et peut-être aussi, dans une toute petite mesure, au fait que je vis avec le VIH.

Mon éducation consiste à une formation de directeur artistique en publicité, par contre j’ai occupé des postes liés au design dans la mode, le commerce électronique et la santé communautaire. Mon diplôme de premier cycle était un amalgame entre un diplôme en design graphique/numérique et un diplôme en stratégie de marketing, mais je n’ai pas terminé à temps — je me suis rendu jusqu’à la dernière année et au projet final; tout ça pour abandonner au dernier semestre.

Cette première fois où j’ai décroché, c’était parce que je voulais me rapprocher de mes racines culturelles. En bref, j’étais allé aux Philippines pour une réunion de famille, puis j’ai décidé d’y rester plus longtemps. Je suis revenu au Canada un an plus tard. J’ai tenté à nouveau de faire ma dissertation finale, mais cette fois-là, c’est mon diagnostic de VIH qui a fait dévier mon parcours. J’ai essayé à nouveau, pour la troisième fois, cette fois-ci en me laissant inspirer par le VIH. Ma question de recherche était la suivante : la publicité sur le VIH/sida a-t-elle fait plus de dommage que le VIH même? Ce projet était sympa, car il m’amenait à explorer plus de 25 ans de publicité sur le VIH avec de jeunes adultes vivant avec cette infection. J’ai utilisé leurs soumissions anonymes pour lancer une discussion de groupe, et j’ai transformé plusieurs de leurs commentaires et préoccupations pour illustrer ma dissertation finale.

Au moment où j’écris ces lignes, je suis sur le point de terminer un programme de maîtrise en design. Ce fut une expérience stimulante — tout au long de ces études, j’ai été invité à donner des conférences à Toronto et à Paris —, mais j’étais tiraillé par le doute à savoir si j’avais choisi la bonne voie. À un moment donné, j’ai presque abandonné le programme parce que je ne me sentais pas à ma place, du fait que je n’étais pas en train de concevoir des chaises, des tables ou des objets. À la place, je me consacrais à mettre en pratique la doctrine du design militant dans le milieu des services sociaux. Je reconnais maintenant que les doutes qui m’assaillaient étaient en fait des signes positifs, qui montraient que j’avançais en territoire inexploré.

Le design militant est un processus qui consiste à appliquer la réflexion caractéristique du design à des fins non commerciales, dans le but de provoquer un changement social. Mon mémoire de maîtrise portait sur la façon dont le design militant peut éclairer la conception des services sociaux pour les personnes LGBTQ vivant avec des invalidités épisodiques et invisibles. Pour ce faire, j’ai utilisé trois méthodes de recherche distinctes pour comprendre les différences entre la manière dont les organismes de lutte contre le VIH et leurs utilisateurs établissent leurs priorités et prennent leurs décisions. En premier lieu, j’ai mesuré la familiarité des deux groupes avec des termes et concepts comme design militant. Ensuite, j’ai donné une caméra à mes participants afin qu’ils témoignent de leurs expériences au sein du système de santé. Enfin, j’ai remis à chaque groupe un jeu de cartes (certaines présentées ici, en anglais seulement) ainsi qu’un scénario dans lequel une personne venait de recevoir un diagnostic d’invalidité épisodique. Les participants étaient invités à trier les cartes en fonction des prochaines étapes que devrait suivre la personne. Je leur ai aussi demandé d’indiquer s’il manquait des cartes dans le jeu.

Comme mon étude permettait aux membres de chaque groupe de décrire leur processus décisionnel de manière tangible, elle a fait ressortir des différences révélatrices entre les deux groupes. Elle a aussi mis en évidence des problèmes et des pistes d’amélioration. En comparant les réponses des deux groupes, j’ai réalisé que les services sont souvent conçus en fonction des limites de leurs fournisseurs plutôt que des besoins des utilisateurs, notamment la nécessité pour les organismes offrant des services de s’attaquer aux obstacles comme la pauvreté et le racisme. J’ai également découvert qu’il existe un rapport de force inégal entre les deux groupes parce que les fournisseurs de services sont des « experts » qui savent comment le système fonctionne, mais ne transmettent pas toujours ces connaissances aux utilisateurs. Il en émerge une sorte de dépendance forcée.

Les utilisateurs de services se sont dits préoccupés par l’existence de « contrôleurs d’accès » aux programmes, ce qui peut les empêcher de transmettre des commentaires critiques. En effet, les utilisateurs redoutent que, s’ils formulent de tels commentaires, les services dont ils sont devenus dépendants leur soient retirés. Pour remédier à ces problèmes ainsi qu’à d’autres, je crois que les services devraient être conçus par les utilisateurs de concert avec les fournisseurs, de sorte que ces derniers ne puissent pas assujettir les services à leurs propres limites ou utiliser des méthodes d’évaluation qui n’engendrent que des résultats positifs en leur faveur.

Je suis convaincu que si des techniques de design telles que le triage de cartes sont mises en œuvre, les utilisateurs de services pourront co-créer des solutions qui répondent à leurs véritables besoins et rétablissent leur autonomie. Il convient toutefois de souligner que ces techniques participatives doivent être réalisées de manière à ne pas exploiter la vie privée des utilisateurs de services ni y porter atteinte.

Avant de faire mon mémoire de maîtrise, j’ai travaillé sur plusieurs autres projets qui étaient de la recherche, même si je ne les considérais pas comme tels à l’époque. Il y a également eu des collaborations avec d’autres créatifs de Toronto. Notre premier projet, intitulé Surveillance of the Body (surveillance du corps; 2016), était un cours public de dessin de modèles vivants pour les jeunes queer et trans tenu à la plage nudiste de Toronto, à Hanlan’s Point. Non seulement le modèle était nu, mais tous les participants l’étaient aussi. Au cours de ces séances, nous avons discuté des questions relatives à l’image corporelle et la façon dont nous traitons notre propre corps tout en jugeant les autres et nous-mêmes. Nous voulions bouleverser la dynamique traditionnelle du pouvoir et commenter la vision masculine (male gaze) et les institutions artistiques, mais nous avons fini par dire en plaisantant que le projet portait sur les hommes gais (male « gays »), puisque nos discussions avaient fini par porter sur ceux-ci.


Peu de temps après, nous avons nommé notre groupe Softball Collective (collectif balle molle; voir l’illustration), et avons créé un autre projet : Turnip Time Machine (machine à mariner dans le temps, 2017; voir l’illustration). Nous avons décidé d’aborder les limites de l’éducation en matière de santé sexuelle, et nous avons pensé qu’il serait intéressant que l’histoire du VIH, le militantisme et la santé sexuelle soient enseignés dans une cuisine. Nous avons donc organisé un atelier de préparation de navets marinés, étant donné les similitudes entre la fermentation et le VIH (les deux sont des phénomènes biologiques qui évoluent avec le temps et qui sont communs à de nombreuses cultures). La cuisine est également associée à diverses règles de sécurité et représente un milieu qui favorise efficacement la communication, et nous croyions que ces deux caractéristiques faisaient grandement défaut dans l’éducation actuelle sur le VIH. Notre projet le plus récent, Disposed (jetés; 2019), était un mini-documentaire en ligne portant sur le phénomène du ghosting et examinant comment les personnes queer entament et rompent leurs relations.

Collectivement, nous avons conçu et co-conçu des projets et utilisé des techniques de co-création pour faciliter la narration. Par une combinaison de design et d’art, nous avons permis aux participants à nos projets d’exprimer des récits enfouis et affligeants qui n’avaient jamais été racontés. Les rapports de force et la capacité de produire des éléments probants ont été des thèmes récurrents dans ces œuvres. Ces façons de faire nous ont amenés, nos participants et moi, à remettre en cause les limites des approches fondées sur la preuve, surtout dans les cas où les données probantes générées sont contrôlées par quelques personnes.


Au fil de ma vie et de ma carrière, j’espère continuer à utiliser les techniques du design pour examiner les rapports de force et pour ébranler le statu quo. Je me vois travailler dans le domaine des politiques publiques parce que les analystes de ces politiques utilisent souvent les mêmes techniques que les designers pour recueillir et analyser des données et pour examiner les problèmes en détail. Je veux travailler pour une organisation prête à accepter les vérités gênantes pouvant être mises en lumière par la recherche. Et pourquoi ne pourrait-on pas parler de ces choses-là? Cela a toujours été mon credo, car c’est par là qu’on commence à résoudre les problèmes.