- Une étude a examiné la fréquence de l’usage de fentanyl par injection et du partage de matériel d’injection
- Le partage de matériel d’injection avait lieu plus fréquemment avec le fentanyl qu’avec d’autres drogues
- L’injection de fentanyl semble être liée à des pratiques qui augmentent le risque de VIH et d’hépatite C
Ces dernières années, le fentanyl et d’autres opioïdes synthétiques ont saturé le système d’approvisionnement en drogues non réglementé dans plusieurs régions du Canada. La puissance et la nature imprévisible du fentanyl présent dans cet approvisionnement non réglementé ont donné lieu à des augmentations sans précédent des effets toxiques de la substance et des décès par surdose.
Comme les effets du fentanyl sont de courte durée, les gens ont tendance à s’injecter fréquemment cette substance. Cette fréquence d’injection élevée peut conduire au partage du matériel servant aux injections, ce qui accroît le risque d’infections. Pour examiner le lien entre la fréquence de l’injection de fentanyl et la fréquence du partage de matériel, une équipe de recherche de Toronto a réalisé un sondage auprès de personnes qui s’injectaient des drogues.
Détails de l’étude
L’équipe de recherche a analysé des données recueillies lors d’un sondage mené auprès de 249 personnes qui s’injectaient des drogues à Toronto, en Ontario. Le sondage couvrait une gamme de sujets liés à l’augmentation des risques de surdose dans la communauté. Il incluait des questions sur les antécédents de surdose, l’usage de naloxone, les pratiques liées à un risque de contracter l’hépatite C et le VIH et les besoins de soutien liés au deuil et aux pertes. Le sondage a été créé par des universitaires, des pairs chercheurs ayant du vécu en matière de drogues et le comité consultatif communautaire de l’étude, auquel siégeaient des personnes ayant diverses expériences de l’usage de drogues.
Des pairs intervenants ont fait passer le sondage entre janvier et février 2019. Le recrutement a eu lieu dans quatre organismes offrant des services de réduction des méfaits (p. ex. services de consommation supervisée, programmes de distribution de matériel servant à une consommation plus sécuritaire) dans différents secteurs de Toronto. Pour être admissibles, les personnes intéressées devaient avoir 16 ans ou plus, s’être injecté des drogues au cours des trois mois précédents, parler couramment l’anglais et donner leur consentement verbal. Les participant·e·s recevaient des honoraires de 40 $.
L’équipe de recherche a évalué les pratiques d’injection à risque en déterminant :
- le nombre de participant·e·s qui s’étaient injecté du fentanyl au cours des six mois précédents, que ce soit quotidiennement, moins que quotidiennement ou jamais
- si oui ou non les participant·e·s avaient partagé seringues, cups/cuillères ou filtres avec quelqu’un d’autre au cours des six mois précédents
Résultats
Deux cent quarante-neuf personnes ont participé au sondage. Elles avaient le profil sociodémographique suivant :
- âge médian de 42,5 ans
- 22,5 % s’identifiaient comme femmes, 45,8 %, comme hommes et 1,6 %, comme non binaires ou d’autres genres
- 32,5 % s’identifiaient comme des Autochtones et 55,4 %, comme Blanc·he·s
- 65,9 % vivaient en situation d’itinérance
- 25,7 % avaient été incarcérées au cours des six mois précédents
Les drogues les plus utilisées dans les 6 mois précédents incluaient le fentanyl (46,2 %), le crystal meth (13,7 %), l’héroïne (12,5 %) et la cocaïne (11,6 %). Près de la moitié des participant·e·s (47 %) disaient s’injecter du fentanyl quotidiennement, 19,7 % s’en injectaient moins fréquemment et 31,3 % ne s’injectaient jamais de fentanyl.
Fréquence de l’injection de fentanyl et pratiques à risque
Les personnes qui disaient s’injecter du fentanyl quotidiennement ou moins que quotidiennement ont fait état de plus de pratiques d’injection à risque que les personnes qui s’injectaient d’autres sortes de drogues.
Comparativement aux personnes qui ne s’injectaient jamais de fentanyl, celles qui s’en injectaient quotidiennement étaient significativement plus susceptibles de partager :
- seringues (25 % contre 4,9 %)
- cups/cuillères pour chauffer la drogue (42,4 % contre 11,3 %)
- filtres (30,2 % contre 9,7 %)
Comparativement aux personnes qui ne s’injectaient jamais de fentanyl, celles qui s’en injectaient moins souvent que quotidiennement étaient significativement plus susceptibles de partager :
- cups/cuillères (37,2 % contre 11,3 %)
- filtres (30,3 % contre 9,7 %)
Dans l’ensemble, l’équipe de recherche a constaté que les personnes qui s’injectaient du fentanyl partageaient plus souvent seringues, cups/cuillères et filtres que les personnes qui s’injectaient des drogues autres que le fentanyl. Aucune différence significative n’a toutefois été constatée entre les pratiques d’injection à risque des personnes qui utilisaient quotidiennement du fentanyl et celles qui en utilisaient moins fréquemment.
Autres facteurs de risque
Même si l’équipe de recherche a constaté un lien entre le fait de s’injecter du fentanyl et une plus grande probabilité de pratiques d’injection à risque, elle n’a pas découvert d’association entre la fréquence de l’injection de fentanyl (quotidiennement ou moins souvent) et les pratiques d’injection à risque. Cela laisse penser que d’autres facteurs ont une incidence sur les pratiques à risque liées à l’injection de fentanyl. L’équipe a dressé la liste suivante de facteurs susceptibles d’influer sur la probabilité du partage de matériel :
- coût du fentanyl (le coût élevé incite de nombreuses personnes à mettre leur argent en commun pour acheter et diviser des doses, ce qui peut augmenter le risque de partage de matériel)
- conséquences de la criminalisation (p. ex. création d’obstacles à l’accès aux services de réduction des méfaits)
- pratiques de soins et d’entraide parmi les personnes qui utilisent des drogues (p. ex. usage de matériel ayant déjà servi pour faire un « wash » et venir en aide à une personne aux prises avec le sevrage)
Chauffer les drogues pour réduire les méfaits
Des études antérieures avaient révélé que l’injection de fentanyl était associée au partage plus fréquent de seringues. Or, cette étude a permis de constater que l’injection de fentanyl était également associée au partage plus fréquent de cups/cuillères et de filtres. Selon l’équipe de recherche, une stratégie qui permet de réduire les méfaits associés au partage de ce matériel consiste à chauffer la solution de drogue et à la laisser refroidir avant de s’injecter. Le fait de chauffer la solution jusqu’à ébullition (environ 10 secondes) peut tuer certains virus comme le VIH ainsi que des bactéries, ce qui peut réduire le risque d’infection. En plus d’assurer l’accès régulier à du matériel d’injection neuf, on devrait inclure dans les ressources éducatives se rapportant à l’usage plus sécuritaire de drogues des instructions sur le chauffage des drogues comme mesure de réduction des méfaits.
Besoin d’options élargies dans le système d’approvisionnement non réglementé
L’équipe de recherche a souligné que, contrairement à des études antérieures, ce sondage a été réalisé à Toronto, ville où la population a accès à des services de consommation supervisée. Cependant, malgré l’accès au matériel neuf fourni par les programmes de réduction des méfaits et aux services de consommation supervisée offerts sur les lieux de recrutement des participant·e·s, le partage de matériel avait lieu fréquemment. Selon l’équipe, lorsque le fentanyl devient l’opioïde le plus utilisé dans le système d’approvisionnement non réglementé, il peut être nécessaire d’élargir la portée des services de réduction des méfaits de manière à renforcer les approches existantes, soit les sites de consommation supervisée et les services de distribution de matériel de réduction des méfaits. Les mesures éventuelles pourraient comprendre les suivantes :
- accès aux services de réduction des méfaits 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, y compris au matériel de réduction des méfaits
- traitement par agoniste opioïde injectable et approvisionnement sécuritaire pour remplacer l’approvisionnement en drogues non réglementé
- services de dépistage et de traitement de l’hépatite C et du VIH facilement accessibles
- services de prévention facilement accessibles pour les personnes qui s’injectent des drogues (p. ex. condoms, prophylaxie pré-exposition [PrEP])
Limites
Il importe de tenir compte des nombreuses limites de cette étude. En premier lieu, comme l’équipe a recruté des individus qui avaient recours à des services de réduction des méfaits, on ne peut savoir si les résultats s’extrapoleraient aux personnes qui s’injectent dans d’autres milieux ou qui n’ont pas accès à de tels services. En deuxième lieu, comme ces résultats proviennent d’un seul sondage, le rapport chronologique entre l’injection de fentanyl et la survenue de pratiques à risque ne peut être déterminé de manière concluante (autrement dit, laquelle est arrivée en premier?). En troisième lieu, comme il s’agit de résultats autodéclarés, ils auraient pu être faussés par de faux souvenirs et l’introduction de biais dans les réponses des participant·e·s. La situation est compliquée par le fait que les gens ignorent souvent ce qui se trouve réellement dans leurs drogues, de sorte qu’il est impossible de déterminer avec certitude l’ampleur et la fréquence de l’utilisation du fentanyl. Enfin, on pourrait mieux comprendre le lien entre le fentanyl et les pratiques d’injection à risque si l’on disposait de plus de détails sur la fréquence des injections (p. ex. combien de fois par jour?) et la fréquence avec laquelle les gens partagent du matériel.
Ressources
Étapes pour une injection plus sécuritaire (vidéos)
RÉFÉRENCE :
Kenny K, Kolla G, Greig S et al. Association of illicit fentanyl use with injection risk practices among people who inject drugs. AIDS and Behavior. 2023;27:1757-1765.