Amețitor [Dizzying], 2019
L’artiste et auteur.e queer Dee Stoicescu est originaire de Roumanie et vit à Toronto. Son art, très personnel, raconte en poésie sa démarche pour renouer avec son héritage roumain et explorer de lointains secrets de famille. L’œuvre touche l’identité queer, le VIH, l’immigration et l’enfance, exprimant le besoin de Dee d’être compris.e par sa famille et son désir de trouver une communauté.
Jessica : Pouvez-vous nous parler un peu de vous et de votre œuvre?
Dee : Je me considère comme un.e humain.e qui crée. Je coordonne un centre jeunesse LGBTQ2S+. J’adore travailler auprès des jeunes. Les jeunes m’ont aidé.e à m’ouvrir sur mon identité non binaire et à explorer plus volontiers ce que cela signifie, en tant que personne queer vivant avec le VIH.
Queer Virus: Radical Sick Queer Softness and Romanian Diasporic Identity (2019) est une série de photographies numériques qui m’a servi d’amorce pour réfléchir à ma maladie en lien avec la société. C’est ma version du slogan selon lequel « le personnel est politique ». Cette œuvre, pleine de « premières » pour moi, est expérimentale à plusieurs égards. Ayant reçu un appareil photo de ma sœur, je me suis amusé.e avec des logiciels d’édition photo à superposer des images et à les pixéliser. C’est alors que je me suis senti.e pour la première fois à l’aise d’afficher mon diagnostic.
Comme j’ai capté les images dans une sphère domestique, l’œuvre est infiniment intime. J’aime croire que l’intimité traverse le temps et l’espace — et constitue un sentiment public. C’est un moyen de connexion à mes ancêtres par des objets de tous les jours, des lieux familiers — que je montre au monde.
J. : Je suis fascinée par votre choix d’images superposées — elles créent une impression de mystère et d’abandon postsoviétique. Peut-être s’agit-il des ancêtres livrant leurs secrets?
D. : J’ai été agréablement étonné.e par l’étrangeté du résultat. Je m’intéresse beaucoup aux théories des « choses qui nous hantent » et du contact avec des histoires passées. Penser aux histoires comme à une hantise peut nous rappeler des choses non dites ou inachevées, à l’échelon personnel, familial ou communautaire.
La superposition d’images représente mon expérience complexe de la vie avec le VIH. Je suis également une personne queer, non binaire, handicapée, roumaine, immigrante de première génération et blanche qui colonise un territoire autochtone. J’incarne ces expériences complexes partout où je vais.
Întreruperea corporală [Bodily Interruption], 2019
Par cette série, j’ai aussi voulu renouer avec un passé que j’ai cherché à oublier lorsque j’étais plus jeune. Quand j’ai appris mon statut VIH, à 14 ans, je me suis détourné.e de la Roumanie comme lieu de naissance. Je le regrette beaucoup aujourd’hui, car j’ai perdu la langue et la capacité de converser et de prendre contact avec ma famille élargie. Par mes titres d’œuvres en roumain, j’essaie de retrouver cette langue « perdue ».
J. : Dans un de vos écrits, on lit : « Dans mon travail d’artiste et de militant.e, j’essaie de canaliser mon chétif enfant intérieur, traversant le temps et l’océan pour écouter ses espoirs, ses craintes, ses pensées secrètes et ses désirs. Je voudrais que quelqu’un m’ait dit que mon corps est parfait tel qu’il est ». [Traduction libre] Pourriez-vous nous parler de cela?
D. : Mon diagnostic m’a incroyablement troublé.e et effrayé.e. J’ai reçu un diagnostic de sida, tant j’étais malade. C’est comme un inducteur temporel : il y a ma vie avant le diagnostic, puis ma vie après. Ma maladie a suscité beaucoup de honte et de colère, que j’ai intériorisées parce que je n’avais personne à qui en parler — et j’ignorais la provenance de mon infection. J’ai fini par découvrir que des bébés et des enfants avaient été infectés par le VIH en milieu médical, en Roumanie. J’en faisais partie.
Je suis la seule personne séropositive de ma famille. La relation de ma famille avec le VIH est compliquée. Pendant mon adolescence et au début de la vingtaine, ils ont essayé certaines interventions que je regrette, mais je comprends. Ma mère, orthodoxe, voulait me soutenir par la religion, qui ne m’a jamais apporté un sentiment de guérison. J’aurais aimé un soutien plutôt communautaire, lorsque j’ai reçu le diagnostic. J’ai eu du mal à m’en sortir seul.e. Aujourd’hui, je parle ouvertement du VIH avec les femmes de ma famille. Elles m’écoutent et me soutiennent du mieux qu’elles peuvent, ce qui appuie ma pratique de guérison globale. Je leur suis reconnaissant.e.
Devenir féministe m’a vraiment aidé.e à grandir et à améliorer la relation que j’entretiens avec mon corps et avec le VIH. J’ai maintenant un sentiment d’agentivité concernant mon corps, ma sexualité et mon identité de genre. J’avais besoin que quelqu’un me dise, à l’adolescence, que vivre avec le VIH peut être une expérience normale et de ne pas avoir peur.
J. : L’identité queer est un thème omniprésent dans votre œuvre. Backgrounds (2019) est un de vos écrits récents qui évoque votre désir de renouer avec vos souvenirs roumains, mais aussi d’être en communauté. Vous y avez écrit : « Les corps VIH+ queer et fem sont encore écartés de l’histoire. » [Traduction libre] Pourriez-vous nous parler de cela?
D. : J’adore ma communauté queer. C’est là que je m’authentifie le mieux.
Cependant, j’ai eu du mal à trouver une communauté VIH dans ma ville et je n’ai pas encore trouvé ma place. Un jour, dans un organisme VIH de premier plan, je parlais au groupe de femmes et quelqu’un m’a dit que mon identité non binaire n’existait pas. J’ai également entendu plusieurs commentaires transphobes dans cet organisme. Je ne me sentais pas à l’aise d’y retourner; et il n’y a rien pour les personnes queers, les femmes non binaires et les personnes d’identité fem. Le discours et la prestation des services VIH reposent largement sur des notions binaires.
Mon art et mon écriture cherchent à combler cette lacune. Je crée pour moi avant tout; c’est profondément thérapeutique de réfléchir à ce qui se passe en soi et de le rendre visible. Tout le monde peut être artiste. Je crois vraiment que les artistes font tourner le monde. Nous comptons tous sur l’art ou le consommons d’une manière ou d’une autre.
Les récits traditionnels de l’histoire laissent bien des gens de côté. Il est important de nous réapproprier ces histoires et de les réécrire pour nous-mêmes. De plus, vous [Jessica] avez été la première femme queer séropositive dont j’ai entendu parler (dans un cours en Études des femmes à l’Université York). Il faut plus d’occasions de représentation et de mentorat pour les jeunes femmes queers et personnes non binaires vivant avec le VIH. Je me suis senti.e seul.e la plupart du temps, mais je trouve peu à peu ma place et j’apprends comment mon expérience est liée à celle d’autres personnes séropositives.
Să te faci bine! [Get well soon!], 2019
J. : Je suis étonnée de constater que, près de 40 ans après le début de l’épidémie, nous sommes encore presque invisibles. Comment imaginez-vous la suite de votre travail?
D. : Je n’arrive pas à croire que cela fait si longtemps et que nous soyons toujours là! J’aimerais continuer à explorer l’écriture — c’est un processus très différent de l’art numérique. Je suis aussi entrepreneur.e et commissaire d’exposition. Je gère une boutique en ligne de vêtements vintage, d’antiquités et de curiosités, ce qui me permet d’explorer mon côté créatif tout en payant mon loyer.
Faire de l’art, c’est prendre soin de soi et de la communauté. En racontant ces histoires, je fais partie de quelque chose de plus grand que moi et ces liens sont importants. L’art contribue également à créer des liens et à concilier des différences entre communautés. J’aimerais collaborer avec d’autres personnes vivant avec une maladie chronique pour faire de l’art. J’aimerais que l’un de mes projets soit un zine ou une anthologie — une création collective par des personnes queers et handicapées.
Jessica Whitbread est une artiste et une militante d’origine canadienne qui travaille en développement de mouvement mondial.