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La décriminalisation des drogues est attaquée – et les vies de nos communautés ne doivent pas servir au théâtre politique!

Nous vivons une époque profondément troublante, même inquiétante. Nous assistons à une montée de la haine à l’encontre des personnes qui utilisent des drogues. Nous constatons la présence d’une police des mœurs et une propagation de fausses informations. Ces phénomènes font reculer des progrès qui avaient nécessité une longue bataille à l’appui de mesures de réduction des méfaits qui ont fait leurs preuves. La réduction des méfaits est une philosophie qui respecte le droit au libre choix des personnes qui utilisent des drogues. Elle a donné naissance au slogan Rien à notre sujet sans nous!

En 2023, la Colombie-Britannique (C.-B.) a amorcé un projet pilote de trois ans axé sur la décriminalisation. Cette initiative est le résultat d’années d’appels au changement lancés par des militant·e·s. Elle a permis de décriminaliser des drogues non réglementées, c’est-à-dire qui sont actuellement considérées comme illégales en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Il s’agit notam­ment des opioïdes, de la cocaïne, de la méthamphétamine et de la MDMA. Ce projet pilote de la C.-B. ne concerne pas les benzodiazépines ni la psilocybine. La ville de Toronto a demandé l’autorisation de procéder à un projet pilote similaire, mais Santé Canada a rejeté sa demande.

La mise en œuvre de la décriminalisation en C.-B. a soulevé son plein de controverses. Les spécialistes de la réduction des méfaits et les personnes ayant une expé­rience vécue de l’utilisation de drogues l’ont largement critiquée. Leurs critiques concernent le manque de leadership politique et le fait que la décriminalisation ne va pas assez loin pour permettre des avancées significatives. Au moment où nous écri­vons ces lignes, en 2024, le gouvernement de la Colombie-Britannique venait d’imposer un recul aux mesures de décriminalisation. Il n’attend pas l’évaluation de ce projet pilote de trois ans. En outre, les politicien·ne·s conservateur·trice·s ex­ploitent nos pertes dues aux décès causés par les drogues toxiques, et misent sur la crise du logement pour blâmer la décriminalisation et attaquer les personnes démunies qui utilisent des drogues. Ces politicien·ne·s ont recours à des coups bas politiques pour s’attirer des votes et des fonds tout en répandant des mythes et des mensonges.

Il y a maintenant huit ans que la C.-B. a déclaré que la crise des décès dus aux drogues toxiques constitue une urgence de santé publique. La crise des décès dus aux drogues toxiques continue de faire rage partout au Canada, emportant la vie de nos ami·e·s et de membres de notre famille et de notre communauté. Elle est devenue une crise générationnelle alors qu’elle pourrait être évitée. Malgré tous les efforts de militant·e·s, de personnes qui utilisent des drogues, de chercheur·euse·s, de responsables des politiques et de quelques politicien·ne·s, les pertes continuent de s’accumuler. Nous assistons également à des attaques qui cherchent à démanteler et à définancer les quelques interventions avant-gardistes, éprouvées et pragmatiques qui sont à notre disposition.

La décriminalisation a toujours figuré dans la vision libératoire de la réduction des méfaits. Ce sont les lois et la crimina­lisation qui alimentent la stigmatisation et la discrimination. Elles conduisent à l’incarcération, à la violence, aux surdoses, aux drogues toxiques et aux décès. Une décriminalisation bien orchestrée permet d’éloigner la police de la vie des gens. Elle pourrait également réduire la stigmatisation sociale et la discrimination.

La réduction des méfaits se fonde sur le principe de l’autonomie corporelle. L’autonomie corporelle est le droit de prendre des décisions pour vous-même, qui peuvent ou non affecter votre corps. Elle est reconnue dans les droits de la personne, dans l’éthique de la recherche, dans l’éthique médicale ainsi que dans les systèmes juridiques. Les personnes vivant avec le VIH sont des pionnières du mouvement de revendication de l’autonomie corporelle depuis qu’elles ont écrit les principes de Denver en 1983. Ces principes affirment le droit des personnes de prendre des décisions actives et éclairées, concernant leur santé.

Dans le travail de réduction des méfaits, soutenir l’autonomie corporelle signifie soutenir le droit des utilisateur·trice·s de drogues de choisir ce qu’ils/elles mettent dans leur corps. La décriminalisation est l’une des nombreuses interventions qui en font partie. Les autres sont notamment l’approvisionnement sécuritaire, la réadaptation volontaire et la légalisation des drogues. Mais les efforts de réduction des méfaits sont la cible d’attaques, tout comme les droits liés à l’autonomie corporelle. Ces attaques ne datent pas d’hier. Elles sont profondément enracinées dans une attitude conservatrice et coloniale. Cette idéologie est ancrée dans la société coloniale canadienne depuis que le mouvement pour la morale d’abstinence et pour la réforme moraliste du Canada a fait pression pour que soit adoptée la première loi canadienne en matière de drogues, la Loi sur l’opium de 1908. Celle-ci interdisait l’importation et l’utilisation d’opium et ciblait les ouvriers chinois. Le racisme s’est intégré dans la loi afin de marginaliser cette communauté et a également jeté les bases de la guerre actuelle contre la drogue.

La prohibition des drogues au Canada se poursuit. Sous ce régime de prohibition, des gens meurent. Entre janvier 2016 et septembre 2023, l’Infobase Santé a signalé 42 494 décès apparemment liés à une intoxication aux opioïdes au Canada. La plupart ont eu lieu en Colombie-Britannique, en Ontario et en Alberta. Entre 2019 et 2021, le Journal de l’Association médicale canadienne a rapporté que le nombre de décès liés aux opioïdes au Canada est passé de 3 007 à 6 022 par année. À l’heure actuelle, vingt-deux personnes meurent chaque jour. Il s’agit d’une augmentation par rapport aux neuf décès quotidiens d’il y a seulement quelques années.

Pour son projet pilote de décrimina­lisation, la C.-B. a bénéficié d’une exemption de catégorie en vertu de l’article 56 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Cette exemption permet aux adultes de plus de 18 ans de posséder jusqu’à 2,5 grammes de substances illégales pour leur usage personnel. L’expression « usage personnel » signifie sans l’intention d’en faire le trafic, d’en exporter ou d’en produire. Les drogues ne doivent pas être facilement accessibles à une personne au volant d’un véhicule. L’assouplissement des règles ne s’applique pas non plus à l’utilisation de drogues dans ou autour des écoles, des terrains de jeux, des aéroports et des embarcations, ni aux militaires.

Des militant·e·s pour les droits et intérêts des personnes qui utilisent des drogues, tout comme les expert·e·s de la réduction des méfaits, ont déclaré que les règles de la C.-B. avaient été élaborées principalement d’après les points de vue de la police plutôt qu’en tenant compte de l’expertise des personnes qui utilisent des drogues. Par exemple, celles-ci ont demandé que l’exemption soit pour au moins quatre grammes. Nick Boyce, directeur des politiques de la Coalition canadienne des politiques sur les drogues, a récemment expliqué pourquoi1. Au lieu de suivre l’avis des personnes ayant une expérience vécue, le gouvernement et la police ont opté pour fixer le maximum à 2,5 grammes. Cette quantité maximale, qui ne tient pas compte des habitudes d’utilisation ou d’achat, pourrait inciter les gens à acheter plus fréquemment de la drogue auprès de sources inconnues. Elle pourrait inciter les trafiquants à augmenter la puissance de leurs drogues. Les règles peuvent également aggraver les inégalités régionales. Les personnes qui vivent en milieu rural doivent parfois faire des provisions de drogues et se déplacer en leur possession pour rentrer chez elles. Ceci les expose à des accusations de trafic.

D’ailleurs, certaines personnes considèrent que la décriminalisation n’est que poudre aux yeux – qu’elle ne va pas assez loin pour contrer la source de l’approvisionnement en drogues toxiques. La décriminalisation est une avenue qui ne devrait être appliquée que de façon transitoire. Elle devrait par ailleurs s’accompagner d’autres mesures telles que l’approvisionnement sécuritaire, dans un cheminement pour que l’utilisation de drogues ne soit plus abordée sous l’angle du droit criminel.

On s’inquiète également de la conséquence d’un « élargissement du filet » ou d’une « escalade des accusations ». C’est-à-dire que la police de la C.-B. pourrait commencer à cibler davantage les uti­lisateur·trice·s de drogues qui enfreignent les nouvelles règles (par exemple en transportant plus que la limite de 2,5 grammes). Une étude récente de Tyson Singh et Liam Michaud a confirmé ces craintes. Ils ont observé qu’à Vancouver, les saisies de drogue chez des personnes transportant plus de 2,5 grammes avaient augmenté de 34 % depuis l’entrée en vigueur de la décriminalisation2. La décriminalisation ne sera jamais efficace si l’on continue de soumettre les utilisateur·trice·s de drogues à des mesures policières. De plus, il n’y a pas de formation standardisée pour les forces de police qui appliquent les règles. Les règles de la C.-B. ne s’appliquent pas non plus aux personnes de moins de 18 ans qui utilisent des drogues.

Malgré les inquiétudes des expert·e·s et des communautés de personnes qui uti­lisent des drogues, le projet pilote de décri­minalisation a donné lieu à quelques succès minimes. Au cours de ses neuf premiers mois, le gouvernement de la C.-B. a signalé une diminution de 77 % des « infractions » pour possession pour usage personnel. Les services d’analyse des drogues ont quant à eux augmenté d’environ 60 %3. De plus, les sites de prévention des surdoses ont été beaucoup plus fréquentés. En conséquence, l’autorité sanitaire des Premières Nations (« First Nations Health Authority ») et les régies régionales de la santé ont embauché des intervenant·e·s de proximité pour soutenir les personnes qui utilisent des drogues et les mettre en contact avec des services de réduction des méfaits, de traitement et de rétablissement.

L’utilisation accrue des services de réduction des méfaits n’a toutefois pas fait diminuer le nombre de décès par surdose. Les gens continuent de mourir parce que la décriminalisation ne change rien à l’offre de drogues toxiques. La décriminalisation est le strict minimum de ce qui est nécessaire pour contrer la crise actuelle.

En mars 2024, le médecin hygiéniste en chef de l’Ontario a fait preuve d’un rare leadership politique sur la question. Le Dr Kieran Moore — dont le prédécesseur était le Dr David Williams — a publié le rapport Une question d’équilibre : Une approche mise en œuvre dans l’ensemble de la société à l’égard de la consommation de substances et de ses méfaits 4.  Ce rapport met en évidence les contraintes énormes que l’utilisation de substances, et principalement d’alcool, fait peser sur notre système de santé. Le document montre que le Dr Moore est très favorable à la décriminalisation de la possession de drogues non réglementées pour un usage personnel. Il montre également qu’il est favorable à la mise en place de services de consommation supervisée et à la prestation d’un approvisionnement réglementé de drogues aux personnes qui en ont besoin5.

Dans le climat politique actuel de peur et de division, de nombreuses personna­lités politiques restent silencieuses sur cette question. Elles restent pour la plupart silencieuses pendant que nous mourons. En conséquence, les avancées minimales qui ont été réalisées sont en train de s’éroder. La tiédeur de la mise en œuvre de la décrimi­nalisation a également ouvert la voie aux critiques basées sur un ordre du jour conservateur de plus en plus radical. Un ordre du jour qui prend pour cible l’autonomie corporelle. Dans ce climat, les pistes de solutions concrètes et fondées sur des données probantes sont fortement politisées par leurs opposant·e·s. Des politicien·ne·s, des chroniqueur·euse·s et des opposant·e·s propagent la désinformation. Ces personnes instrumentalisent cette crise pour s’attirer des votes.

La lutte contre la réduction des méfaits fait désormais partie des sujets auxquels s’attaquent les conservateur·trice·s. En raison de la panique morale et du détournement de l’attention vers des boucs émissaires, le gouvernement de la C.-B. envisage d’annuler son projet pilote de décriminalisation. Le sentiment antidrogue s’est accru. Les opposant·e·s attribuent l’utilisation de drogues en public à la décriminalisation et à la réduction des méfaits, alors que la racine du problème est la pauvreté et le fait que les gens n’ont pas de lieux non publics où aller. Les personnes qui vivent dans la rue ne sont qu’un petit sous-groupe de la population qui consomme des drogues. La plupart des personnes qui ont perdu la vie en raison de drogues toxiques les avaient consommées chez elles, seules.

Par ailleurs, de plus en plus d’efforts moralistes cherchent à contrôler le corps des personnes qui utilisent des drogues. Il s’agit notamment de mesures de traite­ment non volontaire, comme dans les récents projets de loi de l’Alberta et du Nouveau-Brunswick. Lutter pour la décriminalisation signifie également lutter contre le traitement non volontaire, car il n’est pas fondé sur des données probantes et il augmenterait les préjudices et les décès. Des personnes n’arrivent pas même à obtenir l’aide qu’elles souhaitent et dont elles ont besoin. Plusieurs d’entre nous craignent une augmentation du recours aux prisons. Les cellules/cages seraient considérées comme un « milieu de vie thérapeutique », ce qui créerait des « patient·e·s prisonnier·ère·s ».

Le United Conservative Party de l’Alberta a démantelé la réduction des méfaits en fermant les sites de consommation supervisée et en imposant son « traitement axé sur la réadaptation ». En conséquence, le nombre de décès en Alberta a augmenté à un rythme effrayant. Le gouvernement de l’Alberta veut faire croire au grand public qu’il s’agit d’une « crise de la dépendance » et que la seule façon de la résoudre est le traitement forcé. Cependant, un rapport de synthèse publié par Statistique Canada indique que « [m]algré de récentes hausses du nombre de décès liés à la consommation de substances, la prévalence de troubles liés à la consommation de substances n’a pas augmenté entre 2012 et 2022 »6, ce qui porte à croire que les gens meurent en fait à cause du fentanyl non réglementé et du mélange d’autres drogues non réglementées.

Pour répondre à ces attaques et sauver véritablement des vies, nous devons rétablir notre engagement en faveur de la réduction des méfaits et de la décriminalisation. Cela doit être fait correctement. Les attaques contre les efforts de décriminali­sation des drogues que nous avons vues en Colombie-Britannique et en Ontario, et plus généralement les attaques contre la réduction des méfaits aux quatre coins du Canada, sont intrinsèquement liées à une idéologie conservatrice d’extrême droite. Ces attaques conservatrices contre l’autonomie corporelle affectent de nombreux domaines. Par exemple, certain·e·s médecins spécialisé·e·s dans le traitement de la dépendance, mais opposé·e·s à l’approvisionnement sécuritaire – une intervention de santé qui pourtant sauve des vies –, s’opposent également aux soins d’affirmation du genre pour les personnes trans. La pression croissante des conservateur·trice·s pour supprimer les droits de nos communautés à l’autonomie corporelle et à l’autodétermination se traduit par une montée de la haine à l’égard des personnes queers et des drag queens. Elle se traduit par des mesures visant à restreindre l’accès aux soins de santé pour les personnes trans, à abolir les services de consommation supervisée et à réduire l’accès aux soins de santé reproductive et à l’avortement.

Toutes ces attaques contre l’autonomie corporelle sont liées. Elles sont coordonnées politiquement et compromettent les réponses de notre communauté pour lutter contre le VIH et pour soutenir la santé et les droits des personnes qui utilisent des drogues. Si nous perdons le peu que nous avons gagné, encore plus de gens souffriront et le nombre de décès atteindra de nouveaux sommets. Pour avancer, nous devons faire preuve de solidarité entre communautés, autour de ces questions, et enrayer la diffusion d’informations erronées et de mensonges. Les vies de nos communautés ne doivent pas servir d’accessoires au théâtre politique.  

 

Alexander McClelland vit avec le VIH et est professeur adjoint de criminologie à l’Université Carleton et membre de la Coalition canadienne pour réformer la criminalisation du VIH.

Zoë Dodd est une experte communautaire au MAP Centre for Urban Health Solutions, Unity Health, à Toronto. Elle travaille depuis plus de 20 ans dans le domaine des politiques sur les drogues, de la réduction des méfaits et de la recherche. Elle fait actuellement partie des chercheur·euse·s principaux·ales d’un projet financé par les Instituts de recherche en santé du Canada, intitulé « Avenues de rechange à la criminalisation des drogues : systèmes communautaires pour cartographier les effets sociaux et sur la santé ».

 

1 https://www.youtube.com/watch?v=1OM2FXA6kRU

2 https://www.readthemaple.com/vancouver-police-minor-drug-seizures-increased-after-decriminalization-data-shows/

3 https://www2.gov.bc.ca/assets/gov/overdose-awareness/q3_data_report_to_health_canada_february_2024.pdf

4 http://www.ontario.ca/page/chief-medical-officer-health-2023-annual-report

5 https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/ontario-drugs-alcohol-moore-1.7159701

6 https://www.stalbertgazette.com/local-news/despite-record-drug-poisoning-deaths-no-increase-in-rates-of-addiction-data-shows-8600677