Vers la fin de l’an 2020, en plein milieu de la pandémie de la COVID-19, Darien Taylor s’est installée pour mener une entrevue Zoom, dans le respect de la distanciation sociale, avec quatre personnes vivant avec le VIH pour obtenir leur point de vue sur le rôle du militantisme lié au VIH : passé, présent et futur.
Pourriez-vous vous présenter?
Muluba Habanyama : Je suis née avec le VIH. Ça fait donc 27 ans que je vis avec ce virus. À l’âge de 21 ans, j’ai décidé de briser ma carapace et de parler. J’ai divulgué mon statut sérologique publiquement, et depuis je suis militante. Je porte de nombreux chapeaux, aussi bien quand je raconte mon histoire, donne des conférences et que j’éduque les jeunes.
Tim McCaskell : J’ai pris part au début du mouvement gai dans les années 1970 et ai participé aux magazines The Body Politic et Xtra! et au Right to Privacy Committee (comité sur le droit à la vie privée), qui défendait les personnes arrêtées lors des descentes policières dans les saunas de Toronto. Je suis un des membres fondateur de AIDS ACTION NOW! en 1987-88. J’imagine qu’on peut me prendre un peu pour un dinosaure.
Trevor Stratton : Je travaille pour le Réseau canadien autochtone du sida. Je suis le coordonnateur du Groupe de travail international autochtone sur le VIH et le sida. Je suis aussi engagé auprès des personnes bispirituelles de 2 Spirited People of the 1st Nations, organisme communautaire destiné aux personnes bispirituelles de Toronto et de ses environs. J’ai reçu mon diagnostic de VIH en 1990, voilà 30 ans. En vieillissant, je me vois bien comme mentor.
Aidan Dolan : En ce qui concerne le militantisme, je dois dire que je suis novice en la matière — un bébé militant. Je suis ici pour parler de mes expériences en tant que personne ayant reçu récemment un diagnostic du VIH. Je suis un artiste en devenir et j’aimerais canaliser mon identité dans le travail que je fais.
Quelle est votre définition du militantisme?
Tim : Le groupe militant iconique pour le sida est ACT UP, et AIDS ACTION NOW! de Toronto est fait de la même étoffe. Dans les années 1980, le militantisme impliquait un engagement concret des gens qui étaient directement touchés par le VIH/sida. ACT UP et AIDS ACTION NOW! étaient des organismes bénévoles sans employés. Nous ne recevions pas d’argent des entreprises pharmaceutiques ni du gouvernement parce que c’étaient ces mêmes personnes à qui nous criions avec colère.
Aujourd’hui, le mot « militantisme » semble utilisé dans un sens beaucoup plus large. Mais à AIDS ACTION NOW!, nous avons toujours fait la différence entre militantisme et presta-tion de services. Par exemple, dans les débuts, nous avons fait beaucoup de travail pour renseigner les gens au sujet des traitements. Or, nous nous sommes rendu compte que la tâche de renseigner les gens sur les traitements était tellement lourde qu’elle nécessitait un organisme de services, et AIDS ACTION NOW! a créé l’organisme qui pour finir est devenu CATIE. Nous n’avons pas essayé de le faire nous-mêmes parce que nous n’en avions pas la capacité. Je ne sais pas à quel point c’est utile de faire cette distinction entre le militantisme et les services, mais nous l’avons certainement fait à l’époque.
Aidan : Pour moi, le militantisme est tout ce qui est fait dans le but d’atteindre un objectif. Donc je pense que les services liés au VIH font entièrement partie du militantisme. Ma participation à Positive Youth Outreach au sein du AIDS Committee of Toronto est ce qui a suscité mon intérêt à faire cette entrevue. Les services liés au VIH bâtissent la communauté directement. Comme je m’intéresse à l’art, je pense beaucoup au collectif d’artistes General Idea, au projet Patchwork des noms pour les victimes du sida, et à Keith Haring. Le militantisme fondé sur l’art fait maintenant partie de la culture queer.
Muluba : Le militantisme consiste à prendre position, à lutter et à essayer de faire partie du changement. Je pense que la distinction que fait Tim entre le militantisme et la prestation de services est très intéressante. C’est parfois approprié d’avoir un peu d’argent pour raconter son histoire, mais il y a ensuite les manifestations auxquelles on participe parce qu’on le veut bien. Je ne pense pas que ce soit le militantisme qui fasse vraiment toujours le travail. Par exemple, lors de la récente manifestation du mouvement La vie des Noirs compte à Toronto, un ami blanc qui a beaucoup d’expérience dans l’organisation de manifestations s’est assuré qu’il y avait suffisamment de sécurité. Être un allié est aussi important.
Trevor : Mon opinion sur le militantisme a évolué. Je me souviens que, tout juste après avoir reçu mon diagnostic, deux solides gaillards des Premières Nations sont venus me voir dans un bar gai et m’ont dit, « Bienvenue dans la famille. As-tu entendu parler de 2 Spirited People of the 1st Nations? Nous reprenons possession de nos rôles traditionnels. Nous avons des milliers d’années d’histoire. » J’ai été époustouflé par l’énergie psychique de leur militantisme, même si je n’étais pas encore prêt à me joindre à eux. Après que mon VIH se soit développé en sida, j’ai finalement commencé à me sentir comme un militant, et je me suis mis à visiter diverses Premières Nations pour raconter mon histoire. Il y avait des gens dans ces communautés qui vivaient avec le VIH et qui ne voulaient pas le dire. C’était trop dangereux pour eux. Par contre ils plaçaient les chaises pour la réunion, ou cuisinaient en arrière. Et ça aussi, c’est du militantisme, selon moi.
C’est différent maintenant que le VIH est une maladie gérable. Qu’est-ce qui motive un militant maintenant qu’il n’y a plus de sentiment de désespoir? Et à quoi ressemble le mili-tantisme à l’époque de la COVID? En dernier lieu, j’aimerais dire ceci : il y a différents degrés de militantisme. La plupart des prestataires de services sont des militants. Ils s’efforcent à ce que le gouvernement et les institutions se tiennent à leurs obligations. Puis il y a les gens au sein du gouvernement et du secteur privé qui œuvrent au cœur même du système afin de générer des changements. Et finalement, il y a les militants indépendants qui nous gardent tous sur la bonne voie.
Quels changements avez-vous observés dans le militantisme au fil des ans?
Muluba : Je suis née en 1993 et j’ai reçu mon diagnostic en 1995. Il y avait quelques médicaments disponibles à l’époque. Ce n’étaient pas les meilleurs, mais je reconnais que j’y avais accès grâce au travail des militants. Et je leur en suis d’ailleurs reconnaissante. En raison de tous les progrès réalisés depuis cette époque, le militantisme est un peu différent. Les personnes atteintes du VIH vivent longtemps. Nous sommes en mesure d’obtenir un doctorat et de nous asseoir autour de la table avec les experts de manière égalitaire. C’est incroyable. Mais il faut parfois utiliser les vieilles méthodes. Il faut être turbulent et bruyant. La vulnérabilité de certaines communautés, la criminalisation du VIH, le racisme, la discrimination, l’homophobie, le manque d’accès aux soins : ces enjeux sont honteux. En vieillissant, la passion de la militante monte en moi. Nous devons trouver nos aptitudes particulières et les appliquer à cette lutte.
Aidan : Je peux peut-être parler de ce que je connais du militantisme et de l’accès aux services. Le Toronto AIDS Memorial a un compte Instragram sur lequel sont publiées des histoires en mémoire de proches que des gens ont perdus à cause du sida. C’est une belle manière pour les gens de mon âge de connaître et de comprendre le militantisme lié au VIH/sida et d’entendre des histoires d’aînés de notre communauté sur une plateforme que nous utilisons activement. Je le consulte presque chaque jour. Je me sens moins seul, ainsi.
Personnellement, j’ai eu un accès incroyable à nombre de services liés au VIH : du counseling, des tests de dépistage, du soutien en santé mentale. Mais j’ai tout de même rencontré beaucoup de difficultés, et je suis tout de même devenu séropositif. Ça prouve que l’histoire ne s’arrête pas là. Bien sûr, nous voulons tous mettre fin au sida, mais le fait que les jeunes continuent de recevoir des diagnostics de VIH doit nous pousser à aborder le sujet plus en profondeur. Je suis très reconnaissant de tout le travail acharné des générations précédentes pour bâtir ce réseau de services, parce que le VIH ne sonne plus comme une peine de mort. Bien que je ne crois pas que ce soit simple, j’ai espoir.
Tim : Le militantisme a beaucoup changé parce que la société a aussi beaucoup changé. Dans les années 1980, au début de AIDS ACTION NOW!, notre société était beaucoup moins disparate. L’écart entre les riches et les pauvres était loin d’être aussi important qu’aujourd’hui. L’écart entourant la marginalisation et la pauvreté a pris une tournure raciale, et cela ajoute le racisme envers les Noirs et les Autochtones aux enjeux actuels. Lorsque nous étions tous dans le même bateau, c’était assez facile de dire, « D’accord, c’est un enjeu qui nous touche tous. » Mais alors que la société se démantèle, et que certains d’entre nous obtiennent des services et d’autres pas, soudainement nous ne sommes plus dans le même bateau. Nous sommes divisés.
Et l’autre chose est que le degré de risque que les gens doivent accepter s’ils veulent être militants a changé. Si vous revenez au début de AIDS ACTION NOW!, la plupart des membres étaient des hommes gais blancs relativement éduqués. Alors, même si toute cette merde horrible nous arrivait, nous avions un certain degré de privilège qui nous a permis de frapper à la porte du gouvernement et de nous enchaîner aux meubles. Or, si un sans-papiers avait fait ça, il aurait été déporté. Le degré de risque est très, très différent pour les gens. Selon moi, le défi réel auquel sont confrontés les militants aujourd’hui est d’œuvrer ensemble en tant que communauté bien que nous ne soyons plus tous dans le même bateau.
Trevor : Les gens qui sont déjà défavorisés, qui n’ont pas le contrôle des politiques de santé et des cadres juridiques dans lesquels ils vivent, semblent être beaucoup plus vulnérables au VIH. C’est le système d’un autre : il n’a pas été créé pour les Autochtones. Il n’a pas été créé pour les Africains, les Caraïbéens ou les personnes noires. Le système est très hasardeux pour nous.
Si je me sens fort et affranchi, pourquoi devrais-je être un militant? Pourquoi devrais-je divulguer mon statut sérologique à qui que ce soit? Pourquoi ne pas simplement prendre mes pilules, aller travailler, obtenir mon diplôme et m’acheter une grande maison? Pourquoi faudrait-il qu’une personne sache que j’ai le VIH? Le fardeau du militantisme est tombé entre les mains de populations et de gens qui ne sont pas privilégiés, et ça complique les choses. Lorsque des gens privilégiés sont militants, davantage de portes s’ouvrent à nous tous.
Quels sont les enjeux qui nécessitent actuellement une intervention des militants pour les faire avancer?
Muluba : Pour les personnes nées avec le VIH, la transition de la clinique pour enfants où tout le monde fait tout pour vous au système de soins de santé pour adultes pourrait être améliorée. Je sais que c’est agréable d’être pris en charge, mais il y a certaines choses que les jeunes qui grandissent dans l’environnement protecteur du CHEO [Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario] à Ottawa ou du SickKids à Toronto n’apprennent pas, et qu’ils doivent savoir en tant qu’adultes.
Tim : Nous savons que l’un des vecteurs principaux de l’infection au VIH est la consommation de meth en cristaux. Pourtant, les organismes de services liés au sida n’en parlent pas. Tout le monde se repose sur ses lauriers parce qu’ils ont trop peur de parler de l’usage des drogues. Un avertissement clair doit être lancé aux gens : « Ne vous y aventurez pas! La meth, c’est extrêmement dangereux. » La consommation de meth en cristaux est un enjeu très concret pour lequel on pourrait en faire beaucoup plus et ça ne viendra pas des institutions. Les gens qui ont réussi à s’en sortir vont devoir faire du militantisme populaire.
Aidan : Oui, et c’est possible. J’ai réussi à m’en sortir. Je n’ai pas consommé de meth en cristaux depuis huit mois, et j’ai reçu mon diagnostic de VIH alors que j’en consommais. Ça a été dur. C’est bien en fait à cause de la meth en cristaux si je suis séropositif. Alors, sortez dans la rue, parlez à vos amis, parlez à votre famille, parce qu’il faut un réel effort collectif pour éradiquer le VIH.
Trevor : La majorité de mon travail se fait à l’international et je me dis, « Mais pourquoi donc ne pouvons-nous pas fournir des médicaments anti-VIH à tout le monde sur la planète? » Le prix des médicaments, le manque de réseaux de distribution, et l’absence de volonté politique pour sauver des vies — c’est l’apartheid. Selon moi, cette situation est totalement inacceptable. Et ça n’augure pas bien pour les vaccins contre la COVID non plus. La criminalisation du VIH — et je ne parle pas seulement de la criminalisation de la non-divulgation du VIH — je parle de la criminalisation des relations entre personnes de même sexe, du travail du sexe, du simple fait d’être trans, de la criminalisation des drogues. Ça tue les gens. Nous devrions tous avoir honte. Il n’y a pas d’autres façons de le dire.
Darien Taylor vit avec le VIH et travaille dans le domaine du VIH depuis plus de 30 années.
Trevor Stratton est un citoyen de la Première Nation des Mississaugas de Credit et il travaille au Réseau canadien autochtone du sida (RCAS).
Tim McCaskell est un dinosaure de l’activisme gai et un membre fondateur d’AIDS ACTION NOW!.
Muluba Habanyama est militante des droits de la personne, spécialiste en communications, et vit avec le VIH depuis sa naissance.
Aidan Dolan est artiste queer non binaire et milite à ses tout débuts, vivant à Tkaronto (nom autochtone de la ville de Toronto).
Illustrations par Aaron McConomy.