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Le Canada est au cœur d’une épidémie de surdoses, mais comment en sommes-nous arrivés là? Que peut-on faire pour l’enrayer?

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par Rebecca Penn

Les communautés de partout au Canada souffrent d’une crise sans précédent de surdoses d’opioïdes. Jusqu’à récemment, les initiatives de réduction des méfaits pour les personnes qui s’injectent des drogues s’attaquaient principalement au risque de transmission du VIH et de l’hépatite C. Sauf que les autorités responsables de la réduction des méfaits sont aux prises avec un problème plus urgent encore : le risque de décès par surdose d’opioïdes.

Officiellement, les autorités sanitaires affirment que la crise a commencé en 2016, lorsque la Colombie-Britannique a déclaré une urgence de santé publique. Or, la communauté avait sonné l’alarme bien auparavant. Aujourd’hui, cette urgence fait rage partout au pays. Ceux qui se souviennent de l’épidémie de sida dans les années 1980-90 y verront d’étranges similitudes. Dans les premières années du sida, les terribles pertes et l’inaction gouvernementale ont forcé les militants à lutter pour l’accès au traitement et aux soins de santé. Trente ans plus tard, l’histoire se répète. Nous pourrions même demander : est-ce une nouvelle crise ou la même crise provoquée par la stigmatisation, la discrimination et la criminalisation des personnes qui utilisent des drogues?

La lutte contre l’épidémie de surdoses est une tâche difficile qui dépend de notre compréhension du problème. La crise peut être analysée de multiples façons, qui mènent chacune à une intervention différente. Jusqu’à présent, l’accent a été mis sur trois causes principales : la prescription excessive d’opioïdes (et les tentatives d’y remédier), l’approvisionnement en drogues toxiques illicites, et la stigmatisation et la criminalisation des personnes qui utilisent des drogues. Ces causes forment chacune une partie du casse-tête qui a mené à la crise actuelle, suggérant chacune diverses manières d’intervenir. Or, avant d’intervenir, nous devons comprendre l’ampleur du problème.

Les chiffres

Entre janvier 2016 et juin 2019, on a recensé 13 900 décès par surdose d’opioïdes au Canada. De janvier à juin 2019, un décès par surdose est survenu toutes les deux heures au pays, presque toujours de manière accidentelle. Par conséquent, l’espérance de vie au Canada n’a pas augmenté de 2016 à 2017 pour la première fois depuis plus de 40 ans. Les surdoses n’entraînent pas toujours la mort, mais y survivre peut entraîner des traumatismes physiques et psychologiques, et en être témoin peut occasionner des effets psychologiques similaires.

L’ensemble des provinces et territoires canadiens sont frappés par la crise, mais certains plus durement que d’autres. La crise touche tant la population rurale qu’urbaine — à la vérité, les petites communautés ont un taux d’hospitalisation pour surdose deux fois plus élevé que les grandes villes canadiennes. Les hommes âgés de 30 à 39 ans sont les plus touchés par le décès des suites d’une surdose au pays, mais les femmes meurent à un taux similaire dans les Prairies et les provinces de l’Est. Les décès par surdose touchent toutes les classes socioéconomiques, mais ce sont tout de même les groupes vulnérables comme les détenus et les sans-abris qui présentent un plus grand risque. Qui plus est, les personnes issues des Premières Nations sont cinq fois plus susceptibles d’être victimes d’une surdose que le reste de la population canadienne, et elles sont trois fois plus à risque d’en mourir. Les personnes vivant avec le VIH sont également plus vulnérables si elles utilisent des doses élevées d’opioïdes pour soulager une douleur chronique ou si elles ont des problèmes d’utilisation de drogues ou d’alcool, ou de santé mentale. Des données américaines montrent une augmentation de 43 % des surdoses fatales chez les personnes vivant avec le VIH de 2011 à 2015.

Causes et solutions

Prescription excessive d’opioïdes

Le premier angle d’analyse de la crise met l’accent sur la prescription excessive d’opioïdes puissants. Ceci a commencé en Amérique du Nord dans les années 1990, alors que les compagnies pharmaceutiques encourageaient les médecins à prescrire leurs médicaments en minimisant tout potentiel d’accoutumance. Par conséquent, la consommation d’opioïdes d’ordonnance au Canada a quadruplé entre 1999 et 2010, même si le nombre de malades chroniques est resté plus ou moins stable. Le Canada s’est alors placé au deuxième rang mondial de la consommation d’opioïdes, après les États-Unis.

La prescription excessive a exposé de nombreuses personnes aux drogues toxicomanogènes et a permis un approvisionnement stable en opioïdes à des fins non médicales. Les personnes ont commencé à les obtenir de membres de leur famille, de trafiquants, au moyen de fausses ordonnances et par Internet, ou en prenant rendez-vous avec plusieurs médecins à la fois. À mesure que l’utilisation des opioïdes pharmaceutiques progressait, les taux de dépendance et les surdoses augmentaient parallèlement. En 2012, le gouvernement et la communauté médicale ont essayé de réduire cet approvisionnement en opioïdes en resserrant les lignes directrices sur la prescription, en surveillant étroitement la prescription et en retirant certains médicaments (comme l’OxyContin) des programmes provinciaux d’assurance-médicaments. Malgré les avertissements de la communauté œuvrant en faveur de la réduction des méfaits, ces mesures ont eu des conséquences graves : comme les personnes qui utilisaient des médicaments d’ordonnance n’y avaient soudainement plus accès, elles ont été forcées d’acheter des drogues de la rue sans en connaître la force ni la qualité. Ainsi, les surdoses sont passées des opioïdes légaux à illégaux, et le nombre de décès a augmenté.

Sous cet angle, les problèmes sont l’usage et la dépendance, ce qui a favorisé des interventions visant à réduire l’usage des opioïdes, à prévenir la dépendance et à augmenter l’accès au traitement. Le traitement par agonistes opioïdes (TAO) — ou traitement de substitution aux opioïdes (TSO) — est l’étalon de référence pour le traitement de la dépendance aux opioïdes. Il consiste à prescrire des opioïdes injectables ou oraux à longue durée d’action afin d’améliorer la stabilité et de limiter les symptômes de sevrage. Les médicaments les plus courants sont les opioïdes oraux comme la méthadone et la buprénorphine, mais de plus en plus de programmes offrent de l’hydromorphone et de l’héroïne injectables. Le TAO/TSO est sécuritaire et peut être efficace chez certaines personnes, mais il ne convient pas à tous et n’est pas offert uniformément au Canada. Qui plus est, il ne protège pas les gens qui continuent d’utiliser des drogues illégales.

La circulation de drogues toxiques

Selon le deuxième angle d’analyse, l’épidémie de surdoses est causée par l’approvisionnement en drogues toxiques illicites. Depuis 2011, les opioïdes de synthèse comme le fentanyl (gestion de la douleur en oncologie) et le carfentanil (anesthésie des gros animaux comme les éléphants) ont pénétré le marché des drogues illégales. Les deux agissent rapidement et sont beaucoup plus puissants que les autres opioïdes d’ordonnance ou que l’héroïne, ce qui augmente le risque de surdose. En effet, le fentanyl est de 80 à 100 fois plus puissant que la morphine, et le carfentanil est environ 100 fois plus puissant que le fentanyl. Ainsi, une dose d’héroïne contaminée par du carfentanil peut être des centaines de fois plus forte que prévu.

La force des drogues illégales augmente, et le fentanyl est maintenant la drogue de choix de certaines personnes. Pour d’autres usagers, leurs drogues sont imprévisibles. Ce qu’ils croient être de l’héroïne peut en fait être un mélange toxique de substances; par exemple, une recherche menée à Toronto a décelé 14 drogues différentes dans un seul échantillon d’héroïne de la rue. Quoique peu fréquent, du fentanyl a également été trouvé dans la méthamphétamine en cristaux et la cocaïne, et aux États-Unis du fentanyl a été détecté dans la MDMA. Tout consommateur de drogues illégales doit être prudent, tester un « échantillon » de chaque nouveau lot et avoir de la naloxone (un médicament qui renverse la surdose d’opioïdes, offert en injection ou en vaporisation nasale).

La criminalisation de l’utilisation des drogues complique la gestion de cet approvisionnement en drogues illégales, et le gouvernement canadien est réticent à un tel changement de politique. Ainsi, la communauté et les militants se sont concentrés sur la prévention et la gestion de la surdose, faisant un pas dans la direction que les gouvernements et les autorités de la santé tardent à prendre. Ils ont mis sur pied des programmes novateurs, comme des sites de prévention des surdoses (SPS). De nombreux SPS ont vu le jour dans des lieux non reconnus financés par des campagnes de sociofinancement, où les usagers consomment des drogues sous la supervision de bénévoles formés pour intervenir en cas de surdose. Ces sites sont semblables aux sites de consommation supervisée (SCS) — où les gens peuvent consommer des drogues de façon sécuritaire dans un milieu autorisé — et les deux sont des points d’entrée pour les services de santé et sociaux. Graduellement, des SCS et des SPS ont vu le jour dans six provinces canadiennes (Colombie-Britannique, Alberta, Saskatchewan, Ontario, Québec et Nouvelle-Écosse). Bien que le nombre de surdoses mortelles et non mortelles continue d’augmenter, le rythme a ralenti; en Colombie-Britannique seulement, les SPS ont permis d’éviter environ 3 000 décès.

Malgré leur efficacité, les services de réduction des méfaits ne sont pas offerts de manière uniforme au Canada, et leur existence fait polémique. Par exemple, les récents changements de direction en Ontario et en Alberta menacent les programmes de prévention des surdoses comme les SCS et les SPS. Aussi, ces derniers sont surtout dans les grandes régions urbaines. L’accès des petites communautés à des services bien établis comme la distribution de seringues est même souvent restreint.

Les SCS, les SPS et la naloxone permettent de réagir aux surdoses, mais ne peuvent pas les prévenir. La mise en place de mesures qui abordent l’approvisionnement en drogues toxiques illégales serait préférable. L’» approvisionnement plus sécuritaire » est une nouvelle approche qui fait son chemin au Canada et qui consiste à prescrire des opioïdes pharmaceutiques pour remplacer les drogues illégales contaminées. Des projets pilotes d’approvisionnement plus sécuritaire commencent à voir le jour partout au pays afin de détourner les gens de l’approvisionnement illégal et de les orienter vers des services de santé et sociaux.

Stigmatisation et criminalisation

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Opioid 2


Le troisième angle d’analyse de la crise se concentre sur les enjeux structurels : la discrimination, la stigmatisation et la criminalisation. Ces enjeux augmentent les risques et les méfaits pour les personnes qui utilisent des drogues, et touchent particulièrement les groupes marginalisés comme les sans-abris, les personnes pauvres ou les minorités raciales. Ici, le racisme croise la stigmatisation pour criminaliser principalement les personnes noires et autochtones qui utilisent des drogues. Les facteurs structurels forcent les personnes à utiliser des drogues en secret — ce qui les mène dans des environnements non sécuritaires et isolés — et restreignent l’accès aux services sociaux et aux soins de santé, comme les SCS et le traitement des dépendances. De plus, la stigmatisation envers les personnes qui utilisent des drogues peut freiner le gouvernement lorsque vient le temps d’agir. Si la société ne croit pas que ces personnes méritent de recevoir des soins, alors les gouvernements ne sont pas contraints d’investir dans des services sociaux et des soins de santé pour elles.

De ce point de vue, la crise des surdoses nous implore d’aborder les facteurs structurels qui causent un préjudice, comme les politiques sur les drogues , les pratiques policières et les normes sociales qui voient l’utilisation des drogues comme un acte immoral. Une intervention de ce type définirait l’utilisation des drogues comme un enjeu de santé publique plutôt que de légalité. Elle encouragerait aussi la réforme des politiques afin de décriminaliser, de légaliser et de réglementer les drogues. Dans certaines régions, les responsables de la santé publique demandent déjà la décriminalisation, laquelle éliminerait les peines criminelles pour la possession, mais les conserverait pour la production et le trafic. Les militants demandent également la légalisation et la réglementation des drogues. Ils affirment que cela pourrait déstabiliser l’approvisionnement en drogues illégales, assurer la qualité et la force des drogues, et permettre de prendre le contrôle de leur production et de leur utilisation. Des exemples de ce type existent déjà au Canada : les SCS sont des lieux où les drogues sont décriminalisées, l’industrie du cannabis offre un modèle pour la légalisation et la réglementation, et des études sont en cours examinant les possibilités pour les autres drogues.

La lutte ne s’arrête pas là

Dans les années 1980 et 1990, les militants de la lutte contre le sida ont défilé sur la Colline du Parlement brandissant des banderoles affichant « Silence = Mort ». Ils revendiquaient un accès à des traitements et une place à la table des décideurs. Cela a mené au Principe d’une participation accrue des personnes vivant avec le VIH de 1994, qui reconnaît l’expertise des personnes ayant une expérience vécue. Il en est découlé le principe du « Rien sur nous, sans nous », que les organismes de services sociaux et de santé ont adopté afin d’inclure les personnes ayant une expérience vécue dans le processus décisionnel — du moins en théorie.

Aujourd’hui, on peut lire sur les banderoles « Ils parlent, nous mourons ». En 2017, la ministre de la Santé Jane Philpott a reconnu que le nombre de décès par surdose « dépasse celui de toutes les autres épidémies infectieuses qui se sont produites en sol canadien, même au point culminant des décès causés par le sida. » Elle a reconnu que « notre pays a ignoré les innovateurs dans notre contexte national, et nous avons réduit au silence certaines des voix les plus importantes dans cette discussion. » Ces voix sont les membres de la communauté, les militants, les familles et le personnel de première ligne qui luttent pour protéger les personnes tout en faisant le deuil des proches perdus. Après deux ans, la lutte est loin d’être terminée; la stigmatisation, la discrimination et la criminalisation nous empêchent toujours de sauver des vies.

Basée à Toronto, Rebecca Penn est travailleuse communautaire, chercheuse et consultante en réduction des méfaits.

Illustrations par Sébastien Thibault.

Prévenir une surdose d’opioïdes

  • Aie de la naloxone sur toi! Sache où t’en procurer et apprends à t’en servir, en contactant ton bureau de santé publique local.
  • Fais savoir aux autres que tu as de la naloxone et où elle se trouve.
  • Si possible, ne consomme pas seul. Si tu es seul, dis-le à quelqu’un afin qu’il sache où te trouver. Si tu as un site de consommation supervisée dans ta communauté, pense à consommer là-bas.
  • Essaie une petite dose pour la tester pour chaque nouveau lot.
  • Si tu n’as pas consommé depuis un certain temps, consomme moins. Ta tolérance ou les drogues elles-mêmes pourraient avoir changé.
  • Prépare tes doses toi-même afin de contrôler leurs effets.

Réagir à une surdose d’opioïdes

Signes d’une surdose d’opioïdes :

  • Difficulté à rester éveillé
  • Difficulté à marcher ou à parler
  • Difficulté à respirer, respiration lente ou superficielle, râles, ronflements inhabituels
  • Peau froide et moite
  • Lèvres et ongles bleus, gris ou violacés
  • Pupilles très petites

Quoi faire :

  • Appelle le 911
  • Essaie de réveiller la personne : crie son nom, pince-lui l’arrière du bras. Vérifie qu’elle respire.
  • Donne la respiration de sauvetage : vérifie sa voie respiratoire. Fais basculer la tête de la personne et soulève son menton pour ouvrir la voie respiratoire.
  • Donne-lui de la naloxone.
  • Attends de 3 à 5 minutes tout en continuant de donner la respiration artificielle.
  • Si rien ne change, administre une autre dose de naloxone.
  • Si possible, attends l’arrivée de l’ambulance avec la personne. Si tu as pris des drogues ou que tu en as sur toi, la Loi sur les bons samaritains secourant les victimes de surdose pourrait te protéger.
  • Si tu dois partir, place la personne en position latérale de sécurité. Laisse un mot qui décrit ce que la personne a consommé et assure-toi que les ambulanciers puissent parvenir jusqu’à elle (p. ex., la porte est déverrouillée).