La 24e Conférence internationale sur le sida (AIDS 2022) aura lieu cet été à Montréal. Ce n’est pas la première fois que la ville accueille l’évènement — en 1989, elle a été la ville hôte de la 5e édition, reconnue comme un véritable tournant pour le militantisme et la recherche en lien avec le VIH. Revenons en arrière avec trois militant·e·s qui ont joué un rôle lors de cet évènement historique et qui nous racontent leurs souvenirs.
Entrevues par RonniLyn Pustil
Karen Herland
Professeure, Études en sexualité et Beaux-arts, université Concordia
Participation à des conférences internationales sur le sida : 1
À l’époque de la conférence, j’étais dans la mi-vingtaine et je travaillais au CSAM (Comité sida aide Montréal) en éducation et en prévention. J’ai réalisé que beaucoup de militant·e·s convergeaient vers Montréal et qu’il n’y avait aucune infrastructure pour les accueillir. Il fallait faire quelque chose, mais une jeune lesbienne n’allait pas nécessairement à elle seule rallier les masses pour l’occasion. J’ai contacté mon ami Eric Smith et nous avons décidé d’organiser une réunion. C’était en 1989 — bien avant Internet et Facebook. Nos outils, c’était les chaînes téléphoniques, le réseautage en personne et la distribution de dépliants. Il y avait de 40 à 50 personnes à notre première réunion, tenue dans une salle située à l’étage au-dessus d’une librairie anarchiste.
Nous étions en mars, et la communauté était sous le choc du meurtre de Joe Rose, un queer à peine sorti de l’adolescence battu à mort dans un autobus. Les participant·e·s à la réunion voulaient attirer l’attention sur ce meurtre homophobe. J’ai pensé que ce serait un bon moyen pour nous d’apprendre à nous connaître et de commencer à s’organiser; nous avons donc monté une manifestation et c’est ainsi que tout a démarré. Nous avons adopté le nom de Réaction Sida.
Eric a trouvé dans une coopérative d’habitation un local pouvant nous servir de quartier général, et l’a équipé de télécopieurs, de machines à écrire, d’ordinateurs rudimentaires et d’une télévision, pour les réunions, la rédaction de communiqués de presse et la préparation des manifestations. Tous les soirs, pendant la conférence, nous écoutions les nouvelles ensemble, puis nous faisions un compte rendu pour déterminer les activités du lendemain. Naïf·ve·s et intrépides, nous avons accédé à la conférence de toutes sortes de façons, et protesté et perturbé les choses autant que possible. À la cérémonie d’ouverture, nous avons commencé par protester à l’extérieur du Palais des congrès, puis quelqu’un a crié « On entre! » et tout le monde s’est précipité à l’intérieur.
Je nous vois encore très bien dans les escaliers roulants — une horde de vestes de cuir, de t-shirts, de cheveux multicolores, de bottes de combat — et j’en passe. Ma meilleure amie, Sally, mesurait 1,80 m, avait des dreadlocks volumineux et portait des patins à roulettes; elle sortait vraiment du lot. Nous avons envahi la scène avec nos bannières et scandé « joignez-vous à nous » au public. Beaucoup de personnes se sont levées pour nous encourager. La conférence de 1989 s’adressait aux professionnel·le·s : les invité·e·s étaient des chercheur·euse·s, des médecins et des responsables des gouvernements et de la santé publique. L’idée de faire participer les personnes touchées par le VIH et le sida est née de cette conférence.
Ce dont je me souviens très bien, c’est qu’à un moment donné, [le président d’AIDS Action Now!] Tim McCaskell a dit : « Je veux inaugurer la conférence au nom des personnes vivant avec le VIH et le sida ». Prendre le contrôle de la scène était important, mais lire ce qui est devenu le Manifeste de Montréal en anglais, en français et en espagnol l’était encore plus. Nous avons retardé la cérémonie d’ouverture d’une heure environ, puis nous sommes parti·e·s. Certain·e·s des manifestant·e·s sont resté·e·s pour chahuter Brian Mulroney [alors premier ministre] pendant son discours.
Chaque jour, de multiples gestes ont été posés au nom de différentes populations et communautés. Sur les centaines de résumés présentés, seuls 12 concernaient les femmes — et ce, uniquement du point de vue de la maternité ou du travail du sexe. Il n’y avait aucune autre mention des femmes en lien avec le VIH à cette époque. Nos actions étaient politiques, mais sociales aussi. J’ai rencontré des gens incroyables. Nous avons passé tellement de temps ensemble et nous étions tou·te·s vraiment dévoué·e·s à la cause, mais nous avions l’impression de prêcher dans le désert.
Nos actions à la conférence et nos revendications ont conduit à l’aide provinciale par un programme de médicaments qui existe toujours. On a beaucoup écrit sur la façon dont cette conférence a modifié la relation entre les « patient·e·s » et la communauté scientifique. Elle a créé une situation où les personnes directement touchées par le VIH/sida ont exigé d’être entendues, et où on a reconnu qu’elles avaient leur mot à dire sur la prestation des services, l’élaboration des programmes et l’allocation des ressources.
Tim McCaskell
« Dinosaure du sida » autoproclamé
Participation à des conférences internationales sur le sida : 5
Je venais d’être nommé président d’AIDS Action Now! (AAN!). Peu avant la conférence, nous avons contacté ACT UP New York. Jusqu’alors, les conférences sur le sida s’adressaient à l’industrie médicale et pharmaceutique. Si des personnes atteintes du VIH et du sida en arrivaient à être sur place, elles étaient présentées comme des spécimens de ceci ou de cela. ACT UP a en quelque sorte changé la façon dont nous nous percevions — non pas comme des patient·e·s, mais comme des personnes vivant avec le VIH et le sida, et comme des êtres humains qui devaient changer la façon dont l’épidémie était conceptualisée. Les personnes vivant avec le VIH et le sida voulaient aller à la conférence pour obtenir les plus récentes données scientifiques. Savoir si nous pouvions faire quelque chose pour rester en vie était au cœur de nos préoccupations.
Je suis allé à Montréal en mars pour voir le site de la conférence. J’ai réussi à en obtenir le plan, que j’ai montré à ACT UP, avec qui nous avons rédigé le Manifeste de Montréal décrivant les droits des personnes atteintes du VIH et du sida. Le message fondamental était « rien ne se fera pour nous sans nous », et le manifeste demandait une plus grande solidarité internationale, un meilleur accès aux traitements, plus d’argent pour la recherche et bien d’autres choses.
En juin, un groupe de membres d’AAN! s’est rendu à Montréal. Un petit groupe appelé Réaction Sida avait trouvé un local pour bureau à quelques minutes en autobus du Palais des congrès. C’était la première conférence sur le sida où les militant·e·s s’étaient doté·e·s d’un quartier général. Nous nous sommes réuni·e·s avec ACT UP et Réaction Sida pour planifier nos interventions. Pour l’inauguration de la conférence, nous avions prévu une manifestation devant l’entrée principale du Palais des congrès, et différentes personnes étaient censées prendre la parole à l’entrée des délégué·e·s. ACT UP était un peu plus intrépide. J’étais sur le point de parler quand j’ai entendu un vacarme derrière moi. Les gens d’ACT UP avaient franchi les portes d’entrée et commencé à défiler à l’intérieur. Ils n’avaient prévenu personne, et tout le monde a été pris par surprise.
Nous avons décidé de les suivre. Dans la salle de conférence, nous nous sommes précipité·e·s sur la scène… sans avoir trop réfléchi à ce qu’on allait faire. Nous tournions en rond en attendant Mulroney, puis un micro est apparu devant moi. Alors, en tant que chef du groupe militant canadien, j’ai officiellement inauguré la conférence au nom des personnes vivant avec le VIH et le sida. Mon discours a été bref et improvisé. Grosso modo, je m’en suis pris au gouvernement Mulroney pour son inaction, son incompétence et sa négligence face à cette crise. Rappelons qu’à l’époque, Mulroney n’avait jamais prononcé publiquement le mot « sida ».
Le public a applaudi, heureux du divertissement. Et je pense que cela a changé la perception des gens. On sentait beaucoup de solidarité, mais à mon avis, le public était estomaqué parce que c’était du jamais vu. L’auditoire comportait surtout du personnel médical habitué à composer avec des patient·e·s, pas avec des militant·e·s. Après mon discours, nous n’avions toujours pas de plan. Les organisateur·trice·s ne pouvaient pas faire venir le premier ministre parce qu’il y avait ces fous sur la scène, et nous n’allions pas nous faire sortir sans opposition. À brûle-pourpoint, nous avons décidé de lire le Manifeste de Montréal. Il fallait bien à un certain moment laisser la conférence suivre son cours, alors nous sommes descendu·e·s de scène. Un groupe d’entre nous s’est assis sur des sièges à l’avant qui étaient réservés aux dignitaires. Puis, les agents de sécurité ont jugé que la situation était assez sûre pour laisser Mulroney prendre la parole. Les organisateur·trice·s de la conférence ont fait des pieds et des mains pour garder le contrôle de la situation. Je pense qu’ils ont compris que le monde avait changé, car ils ont fini par demander à une personne de Vancouver atteinte du sida de faire un discours de clôture, ce qui ne figurait pas dans leurs plans initiaux.
À partir de là, la Société internationale du sida (IAS) a prévu un espace pour les militant·e·s lors de chaque conférence et a créé un groupe de liaison avec ces militant·e·s, ayant réalisé que nous serions là de toute façon. Nos gestes ont changé la nature de ces conférences. Tout le monde savait que les personnes atteintes du sida allaient agir et s’exprimer, et que nos problèmes allaient faire partie des discussions, même si nous ne figurions pas à l’ordre du jour officiel, et qu’il fallait donc nous prendre au sérieux. L’IAS a aussi commencé à fournir des subventions pour que les personnes atteintes du VIH et du sida puissent assister aux conférences, ce qui voulait dire que nous étions assis·es à la table, soulevant toutes sortes de questions embarrassantes.
Nous avons réussi à obtenir l’accès aux traitements expérimentaux à des fins humanitaires. Et le genre de coups de publicité et de protestations dont ACT UP a été le pionnier est devenu partie intégrante de l’arsenal du parfait militant. Nous avons vraiment fait pression pour que les choses bougent.
John Greyson
Vidéographe/cinéaste
Participation à des conférences internationales sur le sida : 3
La conférence de Montréal était mémorable parce que nous avons pris d’assaut la scène. J’étais membre d’AIDS Action Now! (AAN!) et mon petit ami de l’époque et moi étions là pour tourner un documentaire sur les revendications des militant·e·s du monde entier. Jusqu’alors, les conférences sur le sida avaient été dominées par les expert·e·s. ACT UP New York, AAN! et d’autres militant·e·s queer et locaux se sont réunis et ont dit : « Il faut changer le statu quo. Assez, c’est assez. Nous sommes en 1989, et c’est là que ça se passe ». Nous avons dessiné des bannières, des affiches et des pancartes. Notre campagne s’intitulait « The World is Sick (sic) » — le monde est tanné du joug des multinationales, des grandes sociétés pharmaceutiques, du président Bush. Nous avons chargé les fourgonnettes et pris la route vers Montréal.
Les manifestations d’ouverture furent extraordinaires et restent gravées dans nos mémoires. Le plan était de scander des messages et de protester à l’extérieur du Palais des congrès. Mais allions-nous entrer? Ce n’était pas l’intention, si je me souviens bien, mais peut-être que certain·e·s en avaient décidé autrement. Chose qui est sûre, les militant·e·s avaient la désobéissance civile dans le sang cette semaine-là. Il y a eu un moment décisif où les gens ont passé la porte. Il n’était plus question de rester à l’extérieur à scander poliment nos slogans. Il fallait entrer. Nous avons forcé les barricades et emprunté les escaliers roulants. Une grande partie de ces images se retrouvent dans le documentaire « The World is Sick (sic) », car j’ai pu continuer à filmer pendant tout l’évènement. Je suis l’une des rares personnes à avoir filmé ce qui s’est passé ensuite.
Sur la scène, Tim McCaskell s’est saisi du micro et, au nom des personnes vivant avec le sida, il a inauguré la conférence. Il ne s’agissait pas de demander le micro, mais bien de le prendre. Le symbolisme de cette action ne peut être sous-estimé. C’est une masse critique de militant·e·s très organisé·e·s et convaincant·e·s du monde entier qui est entrée. Et ce geste a donné le ton au reste de la semaine. Cette déclaration, ce défi que nous lancions en quelque sorte, nous a donné la permission, dans chaque réunion et chaque contexte, de nous exprimer et de changer l’ordre du jour. Après l’inauguration officielle de Tim, nous avons quitté la scène. Nous nous étions emparé·e·s de la scène — et là résidait toute notre victoire, le moment symbolique — puis nous l’avons quittée. Mulroney s’est levé pour souhaiter la bienvenue à l’auditoire. Il n’avait jamais prononcé le mot qui commence par « s » (ou par « A » en anglais), comme Tim l’avait souligné dans son mot d’inauguration, alors nous nous sommes tou·te·s levé·e·s et avons scandé « Le temps est venu! ».
Mulroney a agi comme s’il était à une noce en train de porter un toast à la mariée. Tout son mandat pouvait s’expliquer par son arrogance. Face à des mensonges, la seule façon de réagir est de crier et de perturber le cours des choses. Les médecins et les grandes sociétés pharmaceutiques qui aimaient leurs conférences sur le sida, avec leurs hôtels quatre étoiles et leurs notes de frais, étaient plutôt mécontent·e·s. Mais, à la fin de la conférence, ils et elles s’étaient rangé·e·s du côté des militant·e·s. C’était un moment charnière. Les médecins et les responsables gouvernementaux se sont soudainement intéressé·e·s à nos problèmes.
Ce fut un moment décisif pour les militant·e·s sur la scène mondiale. Le militantisme était très actif depuis 1987, mais c’était la première fois qu’il se déroulait à un niveau mondial. C’était une chance pour nous d’ouvrir la voie au niveau mondial. Après la cérémonie d’ouverture, j’ai surtout travaillé sur mon film, en courant partout et en interviewant certain·e·s des militant·e·s les plus exceptionnel·le·s d’Australie, d’Afrique et d’Amérique du Sud. Leur énergie et leur brio, en particulier le travail des Sud-Africain·e·s, m’ont ouvert les yeux sur le sida dans une perspective mondiale. J’étais également l’un des coordonnataires du programme culturel, dont Ken Morrison était le maître d’œuvre. Chaque soir, nous présentions des films, des lectures de poésie, une exposition d’art. Ces événements ont occupé une grande partie de mon temps à la conférence.
L’un des évènements les plus marquants de l’année 1989 demeure les manifestations de la place Tiananmen. Le Palais des congrès se trouve à proximité du quartier chinois et, chaque jour, nous nous rendions sous la porte d’entrée de ce quartier, où des militant·e·s chinois·es collaient des affiches en mandarin informant de ce qui se passait à Tiananmen. Une grande partie du courage dont nous avons fait preuve en franchissant la barricade était inspirée du courage des manifestant·e·s de Tiananmen et de l’indignation face à la situation, comme s’il y avait quelque chose dans l’air qui nous contaminait tous et toutes. Il y avait un nouveau virus en ville et il s’appelait le courage!
AAN! avait déjà perdu tant de membres. Voir chez notre gouvernement la même indifférence que celle affichée par Reagan et le mépris de Mulroney pour les personnes atteintes du sida suscitait une réaction viscérale. L’establishment médical était heureux d’accepter des projets de recherche et de poursuivre tranquillement ses activités, mais le sentiment d’urgence était totalement absent. On peut bien boire des cocktails confortablement dans sa chambre d’hôtel aux frais de la princesse, mais qui dit conférence ne dit pas vacances. Cette conférence devait avoir pour but de reconnaître l’urgence. Et c’est ce que nous avons apporté sur la scène.