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La violence entre partenaires intimes (VPI) est fréquente au Canada, mais mal comprise, sous-déclarée et sous-abordée. Quel est le lien entre la VPI et le VIH?

Alexandra Kimball nous en dit plus.

Illustration par Sébastien Thibault

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En 2009, des médecins de la Southern Alberta HIV Clinic ont fait une découverte tragique qui allait transformer la façon dont ils et elles abordent les soins liés au VIH. « Nous étions à mesurer le rendement de notre programme de lutte contre le VIH, qui se révélait excellent », se souvient le directeur clinique, John Gill. Un grand nombre de leurs client·e·s se portaient bien, présentaient des comptes élevés de lymphocytes T, des charges virales indétectables et une bonne santé globale. Mais un cas se démarquait : une patiente avait été tuée à la maison par son partenaire. « Sur papier, on voyait un succès sur le plan médical, nous dit M. Gill. Par contre, alors que nous nous penchions sur leurs besoins médicaux, nous avions omis de vérifier si l’environnement à la maison était potentiellement dangereux ». En tant que personne vivant avec le VIH, la cliente présentait un risque élevé d’être exposée à de la violence entre partenaires intimes (VPI).

Aussi connue sous le nom de violence conjugale ou violence familiale, la VPI peut prendre diverses formes allant de la violence physique et l’agression sexuelle à la violence psychologique, comme les insultes, les menaces et les comportements possessifs ou jaloux. Après le décès de leur cliente, M. Gill et son équipe ont commencé à examiner le lien entre le VIH et la violence conjugale afin de venir en aide aux patient·e·s exposé·e·s à ces situations. Ils ont fait appel à des travailleur·se·s sociaux·ales spécialisé·e·s en VPI et ont commencé à s’informer auprès de leurs patient·e·s de la violence à la maison afin de les aiguiller vers des services de logement et de counseling d’urgence, au besoin. « Par respect pour la cliente décédée, nous dit John Gill, nous nous devions d’empêcher que la situation se reproduise ».

« La VPI est une question de pouvoir »

La VPI est « une forme de violence pouvant survenir dans n’importe quelle relation : hétérosexuelle, queer, bispirituelle et autres », explique Karen Wood, directrice de Research and Education for Solutions to Violence and Abuse (RESOLVE) à l’Université de la Saskatchewan. Toutefois, selon le sexe d’une personne elle peut être exposée à plus de risques. « J’utilise le terme “violence fondée sur le genre”, car ce dernier est associé au pouvoir et la VPI est une question de pouvoir », dit Mme Wood. En tant que groupe possédant moins de pouvoir social et économique que les hommes, les femmes sont beaucoup plus vulnérables à la VPI. Une étude américaine a révélé qu’un quart des femmes avait subi une grave blessure causée par leur partenaire intime, comparativement à un homme sur neuf.

Certains groupes marginalisés — comme les femmes, les personnes 2SLGBTQ, les personnes racisées et celles vivant dans la pauvreté — courent plus de risques d’être exposés à la VPI. Ces personnes font aussi face à des issues plus graves découlant de cette violence, telle la transmission du VIH. Le VIH et la violence familiale sont étroitement liés : la violence à la maison accroît les risques de contracter le VIH, et le VIH peut rendre une personne vulnérable à la violence. Une étude de la Southern Alberta HIV Clinic soutient cette théorie. L’équipe de John Gill a conclu qu’au-delà d’un tiers de leurs client·e·s avait été victimes de VPI, et que les personnes autochtones ou 2SLGBTQ, ou les deux, étaient massivement surreprésentées. En raison du racisme systémique et du traumatisme en découlant, les Autochtones présentent des taux plus élevés de pauvreté, de problèmes de santé mentale et de consommation de substances qui les exposent à un risque accru de violence familiale. Comme pour les autres groupes, le genre influe sur ce risque. « Au Canada, les femmes autochtones sont trois fois plus susceptibles d’être victimes de violence en tout genre que les autres femmes, et de la VPI en particulier », explique Pamela Downe, professeure d’anthropologie à l’Université de la Saskatchewan. Elles courent aussi le risque de souffrir de blessures plus graves engendrées par la VPI que les femmes non autochtones.

La VPI et les femmes autochtones

Dans les années 1980, les femmes autochtones représentaient 9 % des féminicides au Canada. En 2015, elles en représentaient un quart. « La majorité de ces meurtres sont survenus à la maison », précise Mme Downe. Le VIH accroît le risque de violence pour les femmes autochtones et vice versa, ce qui aggrave le fardeau du VIH que supportent déjà les femmes autochtones : le taux de VIH chez les Autochtones est double comparativement à celui de la population non autochtone, et un nombre disproportionné des nouvelles infections est recensé chez les femmes autochtones.

Pourquoi les femmes autochtones vivant avec le VIH sont-elles plus à risque d’être exposées à la VPI? « On peut ramener tout ça à la pauvreté, d’expliquer Mme Downe. À cause du racisme structurel, les femmes autochtones risquent davantage de vivre dans une pauvreté qui restreint leurs capacités à déménager rapidement dans un hôtel ou à avoir accès à des médicaments ou même à avoir accès à un véhicule pour se rendre dans un établissement de soins de santé. » Le racisme au sein des services policiers et du système judiciaire peut également dissuader les femmes de signaler la VPI à la police. Les mères autochtones sont particulièrement vulnérables, car elles font déjà face à un risque élevé de se faire retirer leurs enfants par les services d’aide sociale à l’enfance. « Les tribunaux considèrent qu’exposer des enfants à de la violence conjugale constitue une maltraitance sur enfant », poursuit Mme Downe. Une femme autochtone signalant de la VPI à la police pourrait avoir peur de perdre la garde de ses enfants et pourrait être accusée de maltraitance sur enfant s’ils ou elles ont été témoins de son agression.

Les femmes autochtones vivant avec le VIH, faisant face à la violence, se retrouvent dans ce que les sociologues appellent un « cercle vicieux », soit une situation pour laquelle il n’existe aucune solution facile, car tous les aspects du problème sont interreliés. Pour les femmes autochtones séropositives au VIH, plus la violence s’aggrave, plus elles ont de la difficulté à prendre en charge leur VIH. Moins d’options se présentent donc à elles pour quitter une relation. Ce cercle vicieux affecte aussi d’autres groupes marginalisés affichant des taux plus élevés de VIH et de VPI, comme les personnes 2SLGBTQ. Leur statut VIH peut leur nuire au moment de chercher de l’aide afin de contrer la violence, et les situations de violence à la maison peuvent les empêcher d’obtenir les soins adéquats pour leur VIH. La discrimination à laquelle sont exposés ces groupes les empêche de chercher de l’aide auprès du système judiciaire et médical. « C’est un problème qui devient de plus en plus difficile à résoudre », ajoute Mme Downe.

Le VIH et la VPI

Le VIH et la VPI sont liés, car tous les deux touchent des groupes marginalisés et parce que le VIH se transmet généralement par les relations sexuelles et la consommation de drogues, des éléments à prendre en compte dans les relations abusives. Par exemple, un·e partenaire violent·e pourrait forcer une personne à avoir des relations sexuelles sans condom, menant à la transmission du VIH. Il ou elle pourrait empêcher une personne de commencer un traitement de prophylaxie pré-exposition (PrEP) ou la forcer à l’arrêter, obliger une personne à consommer de la drogue ou à utiliser des méthodes avec lesquelles elle n’est pas à l’aise, comme l’injection. Contraindre une personne à partager ou à réutiliser du matériel d’injection peut également accroître son risque de VIH.

Les personnes vivant avec le VIH peuvent présenter des taux plus élevés de violence physique de la part de leur partenaire. La stigmatisation liée au VIH peut ensuite les isoler; une personne vivant avec le VIH pourrait rester avec un·e partenaire violent·e parce qu’elle a peur de ne pas trouver un·e autre partenaire. Le VIH peut aussi influer sur le type de violence vécue par une personne et sa gravité. Une étude menée aux États-Unis indique qu’un diagnostic de VIH augmente le risque qu’une personne subisse de la violence physique et cette violence est souvent liée au VIH. Une autre étude a laissé entendre que plusieurs femmes craignent de subir de la violence si elles dévoilent leur statut VIH, et 4 % d’entre elles ont subi de la violence physique lorsqu’elles l’ont fait. Même si une personne n’est pas violente physiquement, elle peut se servir du VIH de son ou sa partenaire comme arme psychologique : elle pourrait l’insulter ou le/la dénigrer en raison de son statut VIH ou utiliser ce dernier pour faire du chantage. Ceci s’explique par le fait qu’au Canada, le non-dévoilement du statut avant d’avoir des relations sexuelles peut constituer une infraction criminelle. Un·e agresseur·se pourrait menacer de dire aux autorités que son ou sa partenaire n’a pas dévoilé son statut VIH, même si c’est faux, le ou la mettant à risque d’accusations criminelles. Les personnes pourraient donc éviter de signaler à la police des actes de violence, parce qu’elles craignent que des accusations ne soient portées contre elles.

Prédire les résultats pour la santé

Lorsque la Southern Alberta HIV Clinic a commencé à surveiller la violence conjugale chez les nouveaux·elles patient·e·s, le personnel a fait une autre découverte importante. Il savait que les personnes vivant avec le VIH étaient plus exposées à la VPI, mais il a également découvert que les client·e·s exposé·e·s à la VPI risquaient davantage d’avoir des issues médiocres quant à leur santé. « Nous avons constaté que la VPI constituait un important indicateur pour déterminer si une personne continuerait ou non à suivre son traitement contre le VIH », précise M. Gill. À cause de la violence à la maison, la personne était moins susceptible d’aller à ses rendez-vous et de se présenter à ses visites de suivi. Cette conclusion est compatible avec la dynamique de pouvoir qui règne dans les relations abusives, où un·e partenaire violent·e peut empêcher l’autre d’obtenir ses médicaments en retenant son argent ou en bloquant l’accès à une voiture.

John Gill explique que si un·e client·e est victime de VPI, il ou elle est plus susceptible d’être hospitalisé·e et son VIH pourrait progresser vers le sida. En 2021, le personnel a examiné les données de la clinique sur une période de dix ans et a conclu que les personnes faisant face à la VPI présentaient un taux de mortalité plus élevé de près de 50 %, après ajustement pour tenir compte de variables comme l’âge, confirmant que la décision de la clinique de surveiller la VPI chez les patient·e·s dès leurs premiers rendez-vous était la voie à suivre. « Détecter la VPI permet de repérer les personnes susceptibles d’issues médiocres, de prendre des mesures et de réduire les effets de cette violence », affirme M. Gill.

Vers le progrès

Selon M. Gill, trouver une façon d’améliorer les résultats pour les personnes vivant avec le VIH qui font également face à la VPI s’est avéré autant difficile qu’enrichissant. L’une des choses les plus importantes qu’il a comprises est l’importance de la confiance, souvent difficile à établir avec les patient·e·s qui ont vécu de la violence. « Il fallait poser la question. Les client·e·s n’en parlaient pas, sauf si le sujet était abordé directement — il y a tant de honte et de stigmatisation associées [à la VPI]. Pour des soins efficaces liés au VIH, un lien de confiance doit s’établir entre le ou la prestataire de soins et le ou la client·e, explique-t-il. Vous devez expliquer la nature de la maladie et celle du traitement. Le ou la patient·e doit se sentir dans un environnement compatissant et sécuritaire. »

Une fois que ces client·e·s ont établi un lien de confiance avec leurs prestataires, ils/elles se trouvent en excellente position pour recevoir de l’aide. « Une clinique du VIH est d’ailleurs un bon endroit pour dévoiler la VPI, de dire M. Gill, car la nature répétitive des visites permet de bâtir un lien de confiance. » À partir de là, les patient·e·s de la Southern Alberta HIV Clinic peuvent avoir accès à du counseling sur place pour la VPI ou obtenir des recommandations pour des services externes, comme le logement d’urgence. La clinique emploie trois travailleur·se·s sociaux·ales qui aiguillent les patient·e·s vers des refuges sensibilisés aux questions liées au VIH. « Nous avons vécu plusieurs situations où nous ne pouvions pas renvoyer immédiatement une personne à la maison, se souvient-il. On a ainsi pu lui trouver un endroit sécuritaire. »

La recherche indique que les cliniques VIH peuvent s’avérer de bons endroits pour détecter la VPI. L’étude menée par la Southern Alberta HIV Clinic a semblé indiquer que des 158 patient·e·s, seulement 22 % avaient déjà été interrogé·e·s au sujet de la VPI dans un contexte de soins de santé. Les auteur·trice·s de l’étude ont recommandé que toutes les cliniques VIH dépistent la VPI et leurs client·e·s ont appuyé cette recommandation. « De grâce, demandez systématiquement à toute personne et à chaque visite si elle est en sécurité à la maison, a conseillé un·e client·e. Nous répondrons avec honnêteté, mais en raison de la honte (et n’étant pas certain·e·s que vous serez réceptif·ve·s à cette déclaration), nous ne la dévoilerons pas [la VPI] d’emblée lors d’une visite médicale de routine. » De plus, selon les client·e·s, il est important que les services d’aiguillage, comme le counseling, soient faciles d’accès. Parmi les personnes ayant dévoilé de la violence lors de l’étude, un quart a été arrimé à du soutien pour la VPI — ce qui pourrait leur avoir sauvé la vie.

Et la suite?

Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour améliorer les résultats des personnes vivant avec le VIH et qui font face à de la violence. John Gill explique qu’une recherche plus approfondie est nécessaire afin de déterminer les facteurs de risque de VPI et les résultats qui pourraient en découler pour les client·e·s. Les conclusions aideront les prestataires de services à intervenir au bon moment et avec les bons outils. Il souligne également que les chercheur·se·s éprouvent de la difficulté à obtenir du financement pour ces programmes, du fait qu’ils s’adressent à des groupes très marginalisés et mal compris.

En général, le progrès dépendra si on peut régler les causes profondes de la marginalisation et de la violence. Les politiques s’attaquant au racisme et à la pauvreté auront d’énormes répercussions sur les personnes vivant avec le VIH qui ont de la difficulté à accéder aux soins ou qui craignent de chercher de l’aide pour se libérer de la VPI. Mme Downe explique que nous devons aussi tenir compte de la stigmatisation entourant la combinaison VIH-VPI; d’ailleurs, des campagnes d’information pourraient dissiper certains mythes au sujet de la VPI. Elles seraient une occasion de partager le message qu’une charge virale indétectable est intransmissible (« I=I »), c’est-à-dire qu’une personne ne peut pas transmettre le VIH lors de relations sexuelles. Moins il y aura de stigmatisation entourant le VIH et la VPI, moins il y aura de discrimination de la part des prestataires de soins.

Avant tout, les politiques qui autonomisent les communautés vulnérables, telles celles des femmes autochtones ou des personnes 2SLGBTQ, mènent à une aide de plus de personnes en difficulté. « Nous devons arrêter de voir [la VPI] comme un problème individuel, et l’envisager plutôt comme un enjeu collectif, explique Mme Downe. Que pouvons-nous faire pour une famille, une communauté entière? Pourquoi ne pas commencer à mettre des ressources dans le logement pour des groupes — non pas pour le ou la patient·e seulement, mais aussi pour ses enfants, ses tantes, ses ami·e·s de confiance? » Les soins communautaires ont un impact tentaculaire, améliorant les résultats de tout le monde. « L’union fait la force », conclut-elle.

Alexandra Kimball est une journaliste et auteure d’œuvres non romanesques qui vit à Toronto. Son premier livre, The Seed: Infertility Is a Feminist Issue, a été publié en 2019 par Coach House Books.

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