Menée au Canada à l’automne 2019, la campagne Zéro transmission de CATIE présentait douze couples sérodifférents porteurs d’un message simple : Sous traitement efficace, il y a zéro transmission sexuelle du VIH. Jonathan Valelly s’entretient avec trois de ces couples, afin de connaître ce qui les a incités à participer.
Melvin Blackwood n’avait envie de parler à personne, ce jour-là. Il était d’humeur maussade et essayait de ne pas attirer l’attention en s’approchant de l’arrêt d’autobus. Mais Breklyn Bertozzi n’avait aucune intention de laisser passer l’occasion de dire bonjour. « Je l’ai dragué, je l’ai amené à la maison et ne l’ai jamais laissé repartir », s’esclaffe-t-elle en relatant cette heureuse rencontre. « Je suis une personne très directe. » Il s’est avéré que Melvin était une cible de choix. Ils ont convenu d’aller chez Breklyn. La discussion s’est amorcée en marchant.
« Elle m’a dit qu’elle avait le VIH », enchaîne Melvin qui est séronégatif.« Je l’ai donc écoutée jusqu’au bout, en l’accompagnant chez elle avec l’intention de la séduire et de l’épouser. » Breklyn explique que tout le monde n’est pas aussi réceptif, lorsqu’elle dévoile son statut VIH, « mais comme il était informé sur le VIH, il n’a pas eu besoin que je lui en dise beaucoup plus. » Huit ans plus tard, le couple élève à Hamilton (Ontario) leur fillette (photographiée) d’un an et le fils de Breklyn qui a 15 ans.
Melvin et Breklyn savaient déjà ce que de nombreux couples découvrent aujourd’hui : une différence de statut VIH n’est pas une raison de stopper la romance. Et depuis l’époque de cette rencontre à l’arrêt de bus, les couples comme eux ont d’ailleurs plus de possibilités de nos jours. En présence d’un véritable amoncellement de données probantes, la communauté mondiale du VIH a modifié radicalement ses messages à propos des relations sexuelles. La recherche est sans équivoque : les personnes vivant avec le VIH qui maintiennent leur charge virale à un niveau indétectable en suivant un traitement ne peuvent pas transmettre le VIH à leurs partenaires sexuels.
« Indétectable = Intransmissible » (ou « I=I ») s’est vite imposé comme une expression abrégée dans le secteur du VIH, où l’enthousiasme règne devant cette avancée. Mais de nombreuses personnes vivant avec le VIH ou affectées par celui-ci ne constatent aucun changement dans leurs communautés. « Il y a beaucoup d’ignorants, dans le monde », résume Melvin, signalant qu’avec Breklyn, ils doivent souvent faire la lumière sur le sujet. « Quand j’en discute avec certaines personnes, j’essaie de leur faire comprendre à quel point le VIH est difficile à transmettre. »
L’expérience de Melvin démontre que nombre de personnes n’ont aucune idée de ce que signifie le message I=I. C’est pourquoi une campagne vidéo de CATIE, intitulée Zéro transmission, offre au public l’occasion de l’entendre de Breklyn et Melvin ainsi que de onze autres couples qui vivent au quotidien la réalité d’I=I. Ensemble, ces témoignages du vrai monde ont pour objectif d’outiller chaque Canadien et Canadienne d’un message clair : Sous traitement efficace, il y a zéro transmission sexuelle du VIH.
« Cette campagne représente un effort pour combler le fossé entre ce que nous savons du domaine des sciences et ce que les gens savent dans la collectivité », explique le directeur des communications de CATIE, Andrew Brett, qui a supervisé le projet. La campagne de CATIE est une adaptation de celle lancée en 2018 par un organisme de bienfaisance britannique, le Terrence Higgins Trust, intitulée Can’t Pass It On. Dans cette campagne du Royaume-Uni, comme dans celle de CATIE, des personnes « ordinaires » vivant avec le VIH livrent leurs témoignages. Les deux campagnes cherchent à contrer la stigmatisation en expliquant les incontournables nouvelles connaissances scientifiques sur la transmission du VIH à un public qui pourrait autrement ne pas prendre connaissance de ces faits. « Il est essentiel de mettre ces connaissances à la portée des personnes qui savent peu de choses du VIH », souligne Andrew, qui indique que CATIE a d’ailleurs choisi de ne pas utiliser le mot « indétectable » parce que des gens pourraient ne l’avoir jamais entendu.
Une bonne part du travail de CATIE s’adresse aux fournisseurs de services et aux organismes, auxquels il livre l’information la plus à jour et la plus exacte qui soit, au sujet du VIH. Andrew Brett explique que la décision de développer un projet grand public a été confortée par des sondages révélant que de nombreuses personnes continuaient de n’avoir toujours aucune connaissance des études menées sur la transmission du VIH. « C’est l’une des premières fois depuis fort longtemps que s’offre à nous une occasion de partager de bonnes nouvelles concernant la vie avec le VIH », signale-t-il. « Il est inadmissible que les personnes les plus affectées par le VIH au Canada ne soient pas au courant de ces données. »
Eka Nasution s’est mis à pleurer lorsqu’on lui a annoncé la nouvelle. Le résultat de dépistage du VIH était positif. Mais ce n’était pas lui, qui vivait à présent avec le VIH : c’était son copain, Rainer Oktovianus. Ils étaient allés ensemble pour un dépistage de routine, mais ni l’un ni l’autre ne s’attendait au résultat. « C’était tout simplement terrifiant, car nous vivions au sein d’une société si peu ouverte d’esprit », se souvient Eka. C’était en 2011; ils avaient fait connaissance un an plus tôt en travaillant au festival de cinéma queer de Jakarta, leur ville natale. Eka craignait pour l’avenir de son partenaire. « Comment surmonter cela? En Indonésie, on traite encore le VIH au moyen de l’AZT. »
Rainer a tenté de rassurer son partenaire. « Je lui ai dit que tout irait bien », raconte-t-il, en ajoutant que son expérience de collaboration avec des communautés LGBTQ+ d’Indonésie lui avait apporté une perspective différente. « Je suis capable de composer avec ça; j’ai suffisamment milité pour ça. Je connaissais beaucoup de choses du VIH même avant d’être séropositif. » Le militantisme procurait un point de départ pour la vie avec le VIH, mais soulevait en même temps de nouveaux défis pour les deux hommes. Au cours des années suivantes, la vie pour les personnes LGBTQ+ en Indonésie est passée de mal en pis. La répression gouvernementale s’est doublée d’un phénomène de justice populaire par le biais des médias sociaux. Rainer n’a pas été le seul à devenir une cible — Eka l’est devenu lui aussi.
« Nous avons carrément dû rester cachés dans notre appartement », raconte Rainer. Le harcèlement en ligne incluait des messages publics montrant les cartes d’identité des deux hommes et leur adresse. Rainer avait l’habitude de la confrontation, mais Eka avait généralement évité d’attirer trop l’attention, conscient des risques pour sa carrière. « Je craignais pour sa sécurité », résume Rainer. Le couple a cherché une façon de déménager dans un autre pays et le Canada semblait s’imposer comme un choix évident, puisqu’en 2014 lors d’une visite à Ottawa ils avaient spontanément décidé de se marier. En mars 2016, Rainer et Eka ont réussi à déménager à Vancouver, par contre les démarches d’immigration ne furent pas exemptes de difficultés. Pour que Rainer puisse obtenir son permis d’études, on lui a demandé de démontrer sa capacité à payer ses médicaments contre le VIH. Par conséquent, pendant le processus de la demande d’immigration, il a donc dû se tourner vers un régime d’AZT pendant quelques mois, — ce qu’il avait jusque-là évité, car ce traitement est connu pour ses terribles effets secondaires.
« C’était tout simplement affreux », se souvient Rainer. « J’avais la peau sèche, mes cheveux tombaient… » – « Mais le pire, c’était son humeur, tellement imprévisible! », ajoute Eka, sourire en coin. « Heureux, puis tout d’un coup insupportable. » Puis dans l’ensemble les choses se sont améliorées. Eka constate qu’il est beaucoup plus facile d’être ouvert à propos de la séropositivité au VIH et de vivre son homosexualité au Canada. D’ailleurs, même s’il a été harcelé sans répit en Indonésie, il n’a pas hésité à accepter de participer à la campagne de CATIE.
Eka connaît personnellement l’importance d’être bien informé sur le risque de transmission. De fait, au fil de tant de changements — changement de statut VIH, changement quant à leur sécurité, changement de pays et changement de médicaments —, le couple a continué d’utiliser des condoms. « Je n’avais pas la certitude que sa charge virale indétectable signifiait que je pouvais avoir des rapports anaux sans condom avec lui », explique-t-il. Avec le temps, la confiance et des données probantes de plus en plus claires, ceci a fini par changer.
Le nombre de personnes vivant avec le VIH qui atteignent une charge virale indétectable après l’amorce d’un traitement, au Canada, est généralement très prometteur. Mais en comparaison avec des pays similaires, comme l’Australie et le Royaume-Uni, le Canada accuse un retard dans le dépistage et le diagnostic des personnes séropositives. On estime que 14 % des personnes vivant avec le VIH au Canada ne sont pas au courant de leur infection, ce qui signifie qu’elles ne suivent pas de traitement et ne sont pas conscientes de leur risque de transmettre le virus à autrui.
La campagne Zéro transmission célèbre le fait que les personnes sous traitement efficace ne peuvent pas transmettre le VIH lors de rapports sexuels. D’un intérêt capital, elle vise également à faire entendre cette information aux personnes séronégatives ou qui ne connaissent pas leur statut VIH, tout autant qu’aux personnes séropositives qui n’ont pas recours aux traitements par peur, par souci de ne pas dévoiler un secret ou en raison d’autres répercussions de la stigmatisation.
CATIE est conscient que trop peu de personnes au Canada connaissent leur statut VIH. « La meilleure motivation pour se faire dépister et pour suivre un traitement, c’est d’être en bonne santé », explique Andrew Brett. Il ajoute, par contre, que la diffusion de la nouvelle à propos d’I=I peut contribuer à atténuer la stigmatisation qui tient possiblement des personnes à distance du dépistage et du traitement. « C’est une raison de plus de commencer un traitement. » Andrew fait remarquer que cette information va carrément à l’encontre de l’histoire officielle qu’on a répétée au public depuis les débuts de l’épidémie. « Nous tentons de défaire plus de 30 ans de messages de santé publique qui disaient que les personnes vivant avec le VIH constituaient un risque », explique-t-il.
Pris sous cet angle, ce contexte affectait également l’image que les personnes séropositives avaient d’elles-mêmes. « Certaines personnes ont du mal à modifier leur attitude, après ce qu’on leur a sans cesse répété, depuis leur diagnostic, concernant la possibilité de transmettre le VIH à leurs partenaires », raconte Andrew. « C’est quelque chose qu’il est difficile de désapprendre. » Eka confie que l’hésitation à délaisser les condoms avec son conjoint venait d’une certaine prudence partagée, même après que celui-ci ait atteint un niveau de charge virale constamment indétectable. « Je me disais, attendons simplement deux ou trois ans. Mais en dépit de revues scientifiques sur le fait que les personnes dont la charge virale est indétectable ne peuvent transmettre le VIH, j’avais besoin de quelque chose de plus… certaines directives. »
De plus, Rainer souhaitait que son mari soit certain. Dans leurs décisions concernant la santé sexuelle, son approche était très semblable à celle adoptée devant les menaces croissantes auxquelles ils faisaient face en Indonésie : un fondement d’amour et d’appui. « C’est ma responsabilité également », affirme-t-il, faisant écho à la conception qui a prévalu si longtemps, du risque de transmission sexuelle. « Il avait besoin de connaître tous les faits scientifiques. Je suis sans danger, je suis correct, mais je voulais qu’il connaisse tous les risques avant de prendre sa décision. »
Puis un jour, après que l’Organisation mondiale de la Santé et CATIE ont accordé leur soutien au message I=I, Eka et Rainer ont commencé à avoir ensemble des rapports sexuels sans condom. Ils continuent d’utiliser toutefois des condoms lorsqu’ils ont des rapports sexuels avec d’autres personnes, pour prévenir les ITS. Dans les annonces de rencontres en ligne, ils constatent que de nombreux hommes gais préfèrent délaisser les condoms, parce que beaucoup d’entre eux ont recours à la prophylaxie pré-exposition (PrEP), un médicament qui leur évite de contracter le virus. Mais plusieurs d’entre eux continuent de douter que la suppression virale soit un moyen de prévenir la transmission du VIH. Cela ne surprend pas Rainer : « Il a été assez difficile de convaincre mon propre mari, alors ne me parler pas de convaincre un inconnu, ni de lui demander s’il sait ce que signifie d’être indétectable et s’il souhaite tout de même avoir du sexe avec moi. »
En dépit de l’ampleur de la stigmatisation et du manque de compréhension, les deux hommes sont raisonnablement optimistes. Ils ont décidé de participer à la campagne parce qu’elle offre un potentiel de toucher les gens différemment. « Cette campagne trouvera peut-être une place dans l’esprit des gens », lance Rainer. « Mais de façon générale, ce sera un défi. »
Outre ses parents et sa partenaire de l’époque, Shan Kelley n’avait parlé à personne de son diagnostic de VIH. Artiste multidisciplinaire vivant à Montréal, il évoluait dans des cercles sociaux relativement progressistes. Pourtant, il ne savait pas par où commencer. À cette époque, la plupart des campagnes de sensibilisation au VIH étaient axées sur la peur et criblées de clichés : « Le ton n’était généralement pas positif, même dans les témoignages de personnes séropositives ». En l’espace d’un an, Shan est devenu plus optimiste face à son statut. Il a intégré le VIH dans son travail et s’est mis à pratiquer ce qu’il appelait la « divulgation radicale ». C’est à ce moment qu’il a rencontré Samia Hannouni, aujourd’hui son épouse. Samia était déjà renseignée à propos du VIH lorsqu’ils ont commencé à se fréquenter, il y a neuf ans.
« Avec elle, je me sentais en sécurité », raconte Shan, qui ne se souvient pas que le couple ait jamais utilisé un condom. Shan et Samia continuent d’avoir des aventures et de fréquenter d’autres personnes, mais Shan croise encore « de sérieux cas de phobie du VIH » lorsqu’il dévoile son statut. Bien que frustrante, la divulgation est devenue pour lui une sorte de méthode de tri. « Si ça ne te va pas, je ne perdrai pas mon temps », tranche-t-il; et il ajoute qu’il trouve particulièrement bouleversantes les attitudes discriminatoires de personnes qu’il connaît ou à qui il accorde sa confiance.
Un soir d’avril, Shan et Samia soupaient en compagnie d’une connaissance. Lorsque la conversation s’est tournée vers la poursuite dont un ami commun faisait l’objet pour n’avoir pas dévoilé sa séropositivité, leur convive a déclaré que les accusations étaient méritées. Le Canada est réputé pour ses poursuites agressives contre des personnes séropositives pour non-divulgation du VIH, même lorsque la transmission n’est simplement pas possible, donc Shan était stupéfait d’entendre son ami dire ça. « Je ne pouvais tout simplement plus garder le silence », se rappelle-t-il. « La coïncidence était trop grande. » Plus tôt en journée, il avait reçu un courriel où l’on annonçait que CATIE était à la recherche de couples pour sa nouvelle campagne. Avant le souper, lui et sa conjointe avaient convenu qu’ils ne participeraient pas eux-mêmes. Cette soirée leur a fait changer d’idée : ils sont l’un des trois couples de la vidéo en français.
Shan n’en est pas à son premier témoignage pour des projets de sensibilisation (son parcours et son travail ont également été mis en vedette dans l’édition de l’hiver 2015 de Vision positive). Sa démarche artistique s’inspire souvent de son expérience de vie avec le VIH. Il considère ce type de partage répétitif comme une nécessité. « Ça doit s’intégrer à la normalité du quotidien, pour que les gens comprennent », explique-t-il. « J’aurais aimé que ce genre de message circule plus tôt. »
À son avis, le travail de sensibilisation au VIH accuse souvent un retard sur la science. Il souligne que les personnes vivant avec le VIH sont également des experts quand il s’agit de leur santé, leur vie sexuelle et leurs relations. Dans cet esprit, Zéro transmission donne la parole à des personnes séropositives et à leurs partenaires, et s’appuie sur les recherches les plus récentes. « C’est une chose de lire une information dans la littérature scientifique, mais c’en est une autre d’entendre quelqu’un parler de son expérience personnelle », signale Andrew Brett, de CATIE. « Une personne séronégative en couple avec une personne séropositive, qui vous dit qu’il n’y a aucun risque de transmission, c’est complètement différent d’un scientifique qui vous le dit. »
Breklyn Bertozzi considère que les deux en valent la peine : « À chaque personne sa façon d’apprendre. Certaines aiment lire les faits; d’autres aiment les voir. » Bien qu’elle soit une personne extravertie, elle n’avait jamais parlé de son statut VIH de manière aussi publique. Mais elle considère la vidéo comme une occasion unique de diffuser le message. « Le fait que je puisse utiliser ma relation comme exemple de “zéro transmission” est très important. »
Pour sa part, Eka Nasution préfère encore lire les faits, mais il reconnaît qu’une vidéo qui comporte une touche personnelle pourrait interpeller davantage les jeunes et les personne qui préfèrent les médias numériques. Son époux, Rainer, qui est un militant convaincu, voit le projet comme un appel à l’action. « J’en suis la preuve vivante », dit-il. « Mon époux est encore séronégatif. De quoi avez-vous peur? ».
Exerçant à Toronto, Jonathan Valelly écrit, publie et milite pour la cause queer. Ses centres d’intérêt sont les fanzines, la réduction des méfaits, la « culture ballroom », l’abolition des prisons et Prince.