Au Canada et dans les autres pays à revenu élevé, la grande accessibilité du traitement antirétroviral (ART) a fait en sorte que les décès dus aux complications du sida sont considérablement moins fréquents de nos jours que dans les années 1980 et 1990. Cependant, à l’heure actuelle, les médecins trouvent que des problèmes qui ne sont pas généralement associés au sida exercent un impact sur la santé et la survie des personnes séropositives sous TAR. À titre d’exemple, notons que des équipes de recherche au Canada, au Danemark, en France et aux États-Unis ont constaté que certaines personnes séropositives couraient un risque plus élevé de cancer du poumon. Ce problème est partiellement attribuable au taux élevé de tabagisme parmi les personnes vivant avec le VIH. Les chercheurs se doutent aussi que cette population fait face à des facteurs de risque additionnels en ce qui concerne le cancer du poumon.
Récemment, une équipe de chercheurs œuvrant dans plusieurs cliniques des États-Unis a fait un pas en avant vers la découverte de ces facteurs de risque additionnels. Les chercheurs ont analysé des données de santé recueillies auprès d’environ 22 000 personnes séropositives qui avaient été suivies pendant sept ans. Comme elle s’y attendait, l’équipe a constaté que les fumeurs couraient un risque accru de cancer du poumon. Les chercheurs ont également trouvé que le risque de cancer du poumon était plus élevé chez les personnes dont le rapport numérique entre deux types de cellules immunologiques (cellules CD4+ et cellules CD8+) était faible, ainsi que chez les personnes ayant des antécédents de pneumonie bactérienne. Plus loin dans ce bulletin nous explorons ces deux facteurs additionnels et les façons dont ils auraient pu augmenter le risque de cancer du poumon.
Détails de l’étude
L’équipe de recherche a recueilli des données entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2012. Les chercheurs se sont concentrés sur 21 666 vétérans séropositifs, dont 277 ont été atteints à la longue par un cancer du poumon confirmé.
La vaste majorité (98 %) des participants étaient des hommes et ont passé entre deux et quatre tests de mesure du compte des cellules T chaque année pendant leur participation à l’étude (entre autres tests).
Résultats
Au cours de l’étude, 277 participants (1,3 %) ont développé un cancer du poumon.
Selon les chercheurs, les participants qui ont fait un cancer du poumon étaient statistiquement plus susceptibles d’avoir eu les caractéristiques suivantes lors de leur admission à l’étude :
- tabagisme actuel ou passé
- faible rapport CD4/CD8
- âge plus avancé : moyenne de 50 ans parmi les participants atteints d’un cancer du poumon, contre 45 ans parmi les participants n’ayant pas de cancer du poumon
- diagnostic de MPOC (maladie pulmonaire obstructive chronique; difficulté à respirer causée le plus souvent par la bronchite ou l’emphysème) ou d’une maladie pulmonaire professionnelle (causée, par exemple, par l’inhalation de poussière dans l’exercice de certaines occupations : mines, traitement des matériaux, secteur manufacturier, etc.)
Pour arriver à ces résultats, les chercheurs ont également tenu compte des facteurs suivants documentés dans les dossiers médicaux des participants :
- diagnostic d’un usage problématique d’alcool et/ou de drogues
- co-infection au virus de l’hépatite C
- charge virale en VIH
À propos du rapport CD4/CD8
Les cellules CD4+ et CD8+ sont deux groupes de cellules T importants qui jouent un rôle dans la réponse immunitaire aux microbes et aux tumeurs. Les contrôles du compte de cellules CD4+ dans le sang font partie intégrante de l’évaluation de la santé du système immunitaire des personnes atteintes du VIH et d’autres troubles immunologiques. Lorsque l’infection n’est pas traitée, le nombre de cellules CD4+ diminue et le nombre de cellules CD8+ augmente.
Le rapport CD4/CD8 est un moyen approximatif d’évaluer la santé générale du système immunitaire. Chez les adultes séronégatifs en bonne santé, la limite inférieure de la fourchette normale du rapport CD4/CD8 est habituellement de 1,0 à peu près. Cependant, en présence de l’infection au VIH, le rapport CD4/CD8 est souvent inférieur à cette limite et peut diminuer encore davantage si l’infection n’est pas traitée pendant longtemps. Souvent, lorsque le TAR est introduit, le compte de CD4+ augmente, d’ordinaire à une vitesse lente sur une période de plusieurs années, et le compte de CD8+ diminue, également à une vitesse lente dans certains cas. Une étude italienne menée auprès de 3 000 participants séropositifs a révélé que, sur une période de cinq ans, le TAR donnait lieu à une amélioration lente mais constante des rapports CD4/CD8 qui avaient été très anormaux initialement. Cependant, après cinq ans, seulement 30 % environ des utilisateurs du TAR avaient un rapport CD4/CD8 de 1,0 ou plus.
Il faut souligner que toutes les personnes ne répondent pas au TAR de la même façon. Par exemple, dans une minorité de cas, le compte de CD4+ augmente après l’introduction du TAR, mais le compte de CD8+ ne baisse pas. Le résultat net de cette situation est que le rapport entre ces deux groupes de cellules est inférieur à la normale, même si la charge virale en VIH devient indétectable. Si le rapport CD4/CD8 est faible malgré une bonne observance du TAR (attestée par une charge virale indétectable), c’est un signe que le système immunitaire est dysfonctionnel. Si le faible rapport CD4/CD8 persiste, cela peut nécessiter une évaluation poussée de la part d’un spécialiste des maladies infectieuses ou de l’immunologie.
Raisons possibles pour un rapport CD4/CD8 anormal
Il n’est pas clair pourquoi, dans certains cas, le rapport CD4/CD8 ne s’améliore que faiblement ou pas du tout malgré le maintien d’une bonne observance du TAR pendant plusieurs années, et les raisons pourraient différer d’une personne à l’autre. Nombre d’études laissent croire que plus la période entre l’infection par le VIH et l’introduction du TAR est longue, plus le VIH a le temps d’endommager le système immunitaire. Lors d’une étude menée au Royaume-Uni et dans plusieurs autres pays auprès de 573 personnes récemment diagnostiquées séropositives, on a trouvé que 84 % d’entre elles avaient un rapport CD4/CD8 anormal. En outre, plus la période sans TAR se prolongeait, moins il était probable que le rapport CD4/CD8 des participants se normalise après l’introduction du traitement. Des résultats semblables ont été constatés lors d’une étude menée à Montréal auprès de 84 participants qui avaient commencé tôt le TAR et 49 participants qui l’avaient commencé plus tard.
À la lumière de ces résultats, plusieurs équipes de recherche ont recommandé d’introduire le TAR le plus tôt possible après l’infection par le VIH afin que l’on puisse empêcher le rapport CD4/CD8 de devenir très anormal et favoriser une meilleure réponse du système immunitaire au TAR.
Il est possible que l’âge soit un autre facteur associé à la persistance d’un faible rapport CD4/CD8 malgré l’usage d’un TAR. Plus une personne prend de l’âge, plus son système immunitaire vieillit aussi. Les personnes qui contractent le VIH plus tard dans la vie et qui commencent ensuite un TAR pourraient subir des dommages immunologiques plus importants que les personnes plus jeunes. Lors d’une étude française de 10 ans menée auprès de 399 personnes séropositives, les participants qui commençaient le TAR à l’âge de 40 ans ou plus étaient moins susceptibles de bénéficier plus tard de la normalisation de leur rapport CD4/CD8 que les participants plus jeunes.
Lors de cette même étude française, les chercheurs ont trouvé que les participants qui interrompaient leur TAR étaient plus susceptibles d’avoir un faible rapport CD4/CD8.
Plusieurs équipes de recherche, dont quelques-unes travaillant au Canada, ont trouvé des indices d’un lien éventuel entre le virus CMV (cytomégalovirus, membre de la famille des virus de l’herpès et relativement courant parmi les hommes gais, bisexuels et hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes) et un faible rapport CD4/CD8 chez certains utilisateurs du TAR. Des équipes de recherche en France et aux États-Unis ont également signalé la co-infection au CMV comme raison possible pour la persistance des rapports CD4/CD8 anormaux malgré l’usage d’un TAR et la suppression de la charge virale.
L’équipe américaine qui a étudié le risque de cancer du poumon n’a pas exploré la question de la co-infection au CMV ou à d’autres virus de l’herpès et de son impact potentiel sur le rapport CD4/CD8.
Il est important de se rappeler que la complexité du système immunitaire est immense, et les scientifiques n’en savent pas tout.
Résultats liés à l’immunologie et aux infections
L’équipe de recherche qui étudiait les vétérans séropositifs a trouvé que la persistance d’un faible rapport CD4/CD8 (1,0 ou moins) était associée de manière significative à un risque accru de cancer du poumon.
Les chercheurs ont également constaté que les participants ayant des antécédents de pneumonie bactérienne couraient aussi un risque accru de cancer du poumon.
Pourquoi la pneumonie bactérienne?
L’équipe américaine qui étudiait le risque de cancer du poumon a trouvé un lien entre la pneumonie bactérienne et un risque accru de cancer du poumon. Les chercheurs ne sont pas certains pourquoi cette relation existe mais ils croient que l’inflammation qui est déclenchée dans les poumons par la pneumonie bactérienne peut dans certains cas provoquer une croissance anormale des cellules pulmonaires. À la longue, ces cellules anormales risquent de devenir précancéreuses sinon cancéreuses, surtout dans le contexte du tabagisme.
Points à retenir
La présente étude comporte plusieurs limitations, y compris les suivantes :
- Les participants étaient des vétérans américains, et la vaste majorité étaient des hommes. Il est donc possible que les résultats ne s’appliquent pas aux femmes.
- Il n’y avait pas de données détaillées sur les habitudes tabagiques des participants, telles que le nombre de cigarettes fumées chaque jour et la durée (en années) de l’habitude.
- Il y avait peu de données sur les autres drogues inhalées qui auraient pu nuire à la santé des poumons, telles que la cocaïne et la marijuana.
Malgré ces bémols, cette étude menée auprès de vétérans atteints du VIH a apporté de nouvelles connaissances importantes sur les facteurs de risque de cancer du poumon.
Marijuana : une drogue insuffisamment étudiée
Après avoir examiné cette recherche américaine sur le risque de cancer du poumon, des scientifiques en France qui se penchent sur la même question ont fait le commentaire suivant :
« La [fumée de marijuana] inhalée est probablement le facteur de risque de cancer du poumon le plus sous-estimé, parce que [les substances chimiques cancérigènes dans la fumée de marijuana] sont qualitativement semblables à celles de la fumée de tabac mais sont présentes à des concentrations bien plus élevées. » De plus, les scientifiques français ont affirmé que l’usage de marijuana était « répandu parmi les sous-populations de personnes vivant avec le VIH ».
Que faire?
Les chercheurs américains et français proposent les suggestions de traitement et de recherche suivantes qui pourraient être mises en œuvre pour aider à réduire le risque de cancer du poumon chez les personnes séropositives :
Offrir de l’aide à la cessation du tabagisme
En revoyant les données américaines, les chercheurs français ont trouvé que « la plupart des cancers du poumon se sont produits chez des fumeurs actuels ou anciens ». Selon l’équipe française, cela « [souligne] le fait que la cessation du tabagisme est probablement la méthode la plus efficace de réduire le risque de cancer du poumon chez les personnes séropositives ».
Offrir l’introduction précoce du TAR
Les chercheurs américains et français recommandent tous deux l’introduction précoce du TAR pour aider à protéger le système immunitaire et à empêcher le rapport CD4/CD8 de chuter très bas. Grâce à la protection du système immunitaire conférée par le TAR, le risque de contracter une pneumonie bactérienne diminuerait aussi. De nombreuses lignes directrices sur le VIH encouragent aussi les médecins et infirmières à vacciner leurs patients pour mieux les protéger contre la pneumonie bactérienne.
Envisager le dépistage du cancer du poumon
Il pourrait être utile d’établir à l’intention des personnes séropositives des programmes de dépistage du cancer du poumon par tomodensitométrie à faible dose.
Établir une échelle d’évaluation du risque de cancer du poumon
Les scientifiques français recommandent la mise au point et la validation d’un système d’évaluation du risque de cancer du poumon fondé sur des scores. On pourrait établir les scores en utilisant une formule simple qui tient compte des facteurs suivants :
- âge
- statut par rapport au tabagisme
- présence de MPOC
- antécédents de pneumonie bactérienne
- rapport CD4/CD8
Avant que le TAR soit devenu largement accessible, on utilisait souvent le rapport CD4/CD8 comme moyen d’évaluer la santé du système immunitaire. Maintenant que les personnes séropositives vivent plus longtemps et que leurs risques de problèmes de santé liés à l’âge augmentent, il est probable qu’on assistera à une résurgence de l’intérêt pour le rapport CD4/CD8.
Ressources
Tabagisme, dépendance et cessation
Comment dire « j’écrase » et être sérieux – Vision positive
Tabagisme et tabac – Société canadienne du cancer
Comment cesser de fumer – Association pulmonaire du Canada
Comprendre la dépendance au tabac – Nouvelles CATIE
La cessation du tabagisme : une approche novatrice fondée sur les groupes de soutien doublerait le taux d’abandon du tabac – Nouvelles CATIE
Une étude danoise souligne le lien entre la crise cardiaque et le tabagisme – Nouvelles CATIE
CMV
Le CMV serait un problème pour le système immunitaire, selon des chercheurs canadiens – Nouvelles CATIE
Enjeux liés à la santé et à la survie
Qu’est-ce qui réduit la survie 10 ans après l’amorce du TAR en Amérique du Nord et en Europe? – TraitementActualités 217
—Sean R. Hosein
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