M.G. Raposo*, 50 ans, a toujours voulu être père. En Amérique du Sud, d’où il a immigré à Toronto en 1980, il a grandi dans une maisonnée très animée. « Je suis le bébé d’une grande famille de douze », dit-il. « Notre maison était un lieu de rencontre du quartier. J’adore les enfants. » En tant qu’homme gai vivant avec le VIH, il croyait que le désir d’être parent n’était pas réaliste. Ce n’est qu’à l’âge de 40 ans qu’il a entretenu à nouveau son rêve de devenir père. En bonne santé, avec un emploi stable et un réseau social solide, il se sentait prêt. « J’avais fini ma vida loca », dit-il en riant. « Mes ex-colocataires avaient adopté une fillette et j’ai commencé à les questionner sur l’adoption. » Il a fait des recherches sur les sociétés de l’aide à l’enfance (SAE), qui sont des organismes agréés par le gouvernement pour le placement en famille d’accueil et l’adoption d’enfants canadiens. Grâce aux SAE, il est possible d’adopter même si un parent est célibataire, gai ou séropositif.
Les choses ont bien démarré. « Ma travailleuse sociale était excellente », dit Raposo. Le processus incluait une étude du foyer par l’intervenante. Celle-ci a évalué les capacités parentales de Raposo, en l’interrogeant ainsi que ses amis et les membres de sa famille. Elle l’a également visité chez lui pour examiner si son logis serait sûr pour un enfant; et elle a regardé ses finances. L’étude du foyer et la vérification de ses antécédents judiciaires ont été concluantes, mais il a rencontré une opposition en demandant à son médecin de confirmer sa bonne santé. « Il m’a dit qu’il approuverait l’adoption d’un chien, mais qu’il ne serait pas juste que j’élève un enfant si j’avais une espérance de vie plus courte », se souvient Raposo. « J’ai eu l’impression que tout s’écroulait pour moi. »
Un mois plus tard, aux urgences pour un incident sans rapport, Raposo a rencontré une spécialiste du VIH qui était de service. Il a mentionné que son médecin lui avait refusé une lettre d’appui et elle a trouvé cela déplacé. « Elle m’a dit “Mais pourquoi pas?”, et a écrit la lettre destinée à ma travailleuse sociale », raconte-t-il. Grâce à cette lettre, sa demande pour devenir père adoptif a été approuvée. Deux ans plus tard, son fils, Terrance, a été placé chez lui à l’âge de 18 mois. C’est très rapide, pour une adoption. « Devenir père est la meilleure chose que j’ai faite », dit-il. Bien que la paternité célibataire puisse être un défi, Raposo jouit d’un solide réseau de soutien. « Terrance est avec moi tout le temps », se réjouit-il. « Mes amis le savent : si je soupe avec eux, mon enfant vient avec moi. »
Des obstacles en matière de soins
Depuis 1996, la Loi canadienne sur les droits de la personne protège les personnes vivant avec le VIH. La stigmatisation persiste néanmoins. Les Canadiens vivant avec le VIH rencontrent encore des obstacles sociaux et politiques. Dans certains contextes, par exemple, les personnes qui ne dévoilent pas leur séropositivité à un partenaire sexuel peuvent être poursuivies au criminel. La fondation d’une famille est une autre sphère où elles peuvent être marginalisées. De nombreux experts s’accordent à dire qu’à présent que les personnes séropositives vivent plus longtemps et en meilleure santé, un nombre croissant d’entre elles souhaitent devenir parents. Cela inclut les hommes gais et bisexuels qui pourraient ne pas connaître leurs options. La SAE a donné son aval en 1995 à ce que les hommes gais et bisexuels puissent devenir parents d’accueil ou adopter un enfant. Depuis, nombre d’entre eux recourent à l’adoption pour fonder une famille. Une étude de 2018 auprès d’hommes gais et bisexuels séropositifs au Royaume-Uni a cependant révélé que plus de la moitié d’entre eux souhaitaient devenir pères, mais que leurs prestataires de soins de santé parlaient « rarement » des possibilités de devenir parents.
La réalité des personnes vivant avec le VIH, quel que soit leur sexe ou orientation sexuelle, peut être très complexe. En 2014, des chercheuses du programme femmes et VIH du Women’s College Hospital ont interrogé 75 agences de services d’adoption. Elles ont évalué les obstacles possibles pour les personnes séropositives. Soixante-quatre pour cent (64 %) des répondants ont déclaré que des personnes séropositives pouvaient adopter auprès de leur agence; alors que 23 % n’étaient pas sûrs.
L’étude a révélé que certaines formes d’adoption comportaient plus d’obstacles que d’autres. Par exemple, les personnes séropositives ne pouvaient pas faire de demande d’adoption internationale en raison de politiques des pays de provenance. Au Canada, les adoptions privées (c.-à-d. organisées directement entre une famille de naissance canadienne et des parents potentiels) étaient également difficiles. Cela s’explique par le fait que les antécédents médicaux d’un candidat sont communiqués à la famille biologique, ouvrant la porte à la discrimination à l’égard des personnes vivant avec le VIH. L’étude a montré que les adoptions publiques par l’intermédiaire d’une SAE, comme dans le cas de Raposo, étaient les plus accessibles aux personnes séropositives. Seulement, lors d’une étude de suivi sur le vécu des processus d’adoption, les chercheurs ont remarqué que bien des obstacles subsistaient. Ils provenaient des travailleurs sociaux, médecins de famille et administrateurs pouvant ne pas être suffisamment au courant de ce qu’engendre le VIH.
« Il y a un manque de connaissances et de conscientisation à propos du VIH parmi les prestataires de services », déplore Angela Underhill, doctorante et co-auteure de l’étude. Il se peut qu’une personne vraiment inquiète à propos du processus appelle une agence pour savoir si elle a le droit d’adopter, et qu’on lui réponde “Je ne sais pas”. Cela pourrait la décourager de contacter d’autres prestataires » explique-t-elle. Il se peut que des médecins non informés, comme celui de Raposo, refusent de donner l’approbation médicale à un candidat. Et, les renseignements médicaux des personnes qui tentent d’adopter à l’extérieur de leur région, peuvent être partagés même si ces personnes ont été approuvées dans leur province d’origine.
« Des difficultés additionnelles se manifestaient tout au long du processus, de même que des possibilités de partialité et de discrimination », explique Angela Underhill.
De nombreuses personnes séropositives, peu importe leur sexe, peuvent souhaiter procréer. Le point favorable est que les personnes séropositives peuvent avoir une grossesse en toute sécurité, si elles suivent un traitement efficace. Si elles ont une charge virale indétectable avant leur grossesse et la maintiennent tout au long de celle-ci, il n’y a aucun risque que leur bébé contracte le VIH pendant la gestation ou l’accouchement. La Dre Deborah J. Money, professeure d’obstétrique et de gynécologie à l’Université de la Colombie-Britannique, recommande de consulter un médecin avant de tenter de concevoir. « Pour voir s’il y a des difficultés avec votre VIH », dit-elle. Par exemple, il peut être nécessaire d’examiner les médicaments contre le VIH que prend la personne, de même que sa charge virale. « Puis d’autres étapes de planification de la grossesse concernent tout le monde. Il peut s’agir de choses simples comme la prise d’acide folique avant la conception, ou de questions plus complexes comme un âge plus avancé, l’hypertension, l’obésité ou le tabagisme. » Pour les personnes transgenres vivant avec le VIH, la parentalité biologique est également possible grâce à un traitement efficace du VIH. Mais la Dre Money souligne que « la difficulté concerne l’accès à de bons conseils d’experts ». Les personnes trans sont confrontées à un taux élevé de pauvreté, en raison de la stigmatisation et de la discrimination, et il peut être difficile de trouver un expert à la fois en santé trans et en VIH.
La maternité de substitution au Canada
La maternité de substitution est une autre possibilité parentale pour les personnes vivant avec le VIH, mais elle s’accompagne de ses propres défis. Lawrence Cutler et Jethro Green vivent en couple depuis 12 ans, à Toronto. En 2015, ils ont décidé d’agrandir leur famille. « Je viens d’une famille nombreuse. La maison a toujours inclus des enfants pour moi », explique Cutler, diagnostiqué séropositif en 2010. « Au départ, nous avons pensé à l’adoption, dit-il, mais on nous a dit que les seuls enfants disponibles pour adoption avaient des troubles du développement. Cela n’aurait pas été juste, car nous avons un certain âge et ne pourrions pas nous occuper de l’enfant indéfiniment. » Le couple aurait pu devenir famille d’accueil, mais avait des inquiétudes. Les conjoints savaient que le Canada a une politique de regroupement familial — chaque province tente de réunir les enfants placés en famille d’accueil avec leur famille d’origine avant de les placer pour adoption. Cutler s’inquiétait : « Nous aurions pu nous attacher à l’enfant puis le voir retourner à sa famille d’origine ». Comme un nombre croissant de couples gais dans le monde, ils se sont tournés vers la maternité de substitution.
Depuis le milieu des années 2000, le Canada est une plaque tournante pour les personnes qui souhaitent avoir des enfants biologiques grâce à la maternité de substitution. Dans cette démarche, une personne extérieure à la famille immédiate porte une grossesse pour des personnes qui veulent devenir parents, à partir d’un embryon fabriqué à l’extérieur du corps — par fécondation in vitro (FIV). Un ovule est fécondé par du sperme, en laboratoire, puis implanté dans un utérus. Le Canada autorise les couples homosexuels et les célibataires à recourir à des mères porteuses. Le processus y est plus abordable que dans d’autres pays, car les donneurs de sperme ou d’ovules et les mères porteuses ne peuvent être remboursés que pour les coûts directement liés au processus de maternité de substitution.
Cutler et Green vivent en Ontario, où l’assurance provinciale couvre un cycle de FIV par personne. Green n’a pas droit au traitement financé, car il n’est pas citoyen de l’Ontario. En conséquence, le couple a utilisé le sperme de Cutler. Ils ne s’attendaient pas à des problèmes, car sa charge virale était indétectable. Or, après avoir créé cinq embryons avec des ovules d’une donneuse locale, ils ont eu du mal à trouver une mère porteuse. Ils se sont inscrits auprès de deux agences différentes qui ont promis de leur trouver une mère porteuse, mais continuaient de se heurter à des écueils. Normalement, le processus prend quelques mois, voire un an, mais le couple a passé quatre ans à essayer, et ce, sans succès.
Le couple a payé 15 000 $ au total en « frais de jumelage » à l’avance. Les hommes savaient qu’une fois qu’une agence aurait trouvé une mère porteuse pour eux, ils ne pourraient pas être remboursés. « Nous avons trouvé des mères porteuses, mais elles avaient des problèmes de fertilité, raconte Cutler. Elles n’auraient pas satisfait aux recommandations de la clinique. » Les agences savaient que Cutler était séropositif — et il s’est demandé si cela avait un impact sur la démarche de jumelage. Les agences ne transmettaient-elles peut-être pas leur profil à des mères porteuses parce qu’il vivait avec le VIH? Ou les mères porteuses rejetaient-elles la candidature du couple en apprenant sa séropositivité? Les mères porteuses étaient-elles au moins informées d’I=I? « Nous étions frustrés et soupçonnions que la situation avait un lien avec mon statut VIH », explique Cutler. « Est-ce qu’on nous dupait? »
En 2019, ils ont trouvé une mère porteuse à l’aide d’un groupe Facebook. Mais la séropositivité de Cutler revenait sans cesse sur la table et cela les troublait. « Notre médecin a dû signaler ma séropositivité à la mère porteuse. C’est un peu étrange, car ma charge virale est indétectable », explique-t-il. Le couple s’est inquiété particulièrement de cette révélation lorsque la démarche a échoué. « C’est une violation de la vie privée qui n’est absolument pas nécessaire, dit-il. Ces gens ne font pas partie de nos vies, mais ont à présent cette information stigmatisante. »
Évolution de la réglementation
Le sperme et les ovules de personnes ayant une charge virale indétectable sont autorisés pour la FIV depuis 2013. Puisque la maternité de substitution procède par FIV, ils sont également approuvés pour ce procédé. Malgré cela, le secteur de la maternité de substitution manque encore de connaissances sur I=I. En conséquence, des personnes désireuses de devenir parents sont désavantagées, comme Cutler. Les agences de maternité de substitution indiquent que de plus en plus de personnes séropositives souhaitent avoir des enfants par l’intermédiaire de mères porteuses, mais ce manque de connaissances crée encore des obstacles.
« Notre clientèle inclut un certain nombre de couples dont l’un, ou les deux partenaires vivent avec le VIH », explique Linsay Ambeault de JA Surrogacy Consulting à Calgary, en Alberta. Son agence a travaillé avec des mères porteuses qui ont procréé des enfants pour des personnes vivant avec le VIH. Dans son travail, cependant, « un des problèmes fréquents est le manque de recherche de qualité sur le VIH et les mères porteuses ». La documentation existe, dit-elle, mais vient surtout des États-Unis. Cela signifie que les recommandations des cliniques peuvent être différentes. En conséquence, elle affirme qu’I=I est « un concept inédit dans le monde de la maternité de substitution ». Il se peut que des mères porteuses bien intentionnées refusent de collaborer avec une personne vivant avec le VIH simplement parce qu’elles ne sont pas informées des connaissances scientifiques actuelles.
Les politiques de cliniques de fertilité peuvent également affecter de futurs parents qui vivent avec le VIH. La maternité de substitution au Canada est régie par la Loi sur la procréation assistée. Jusqu’à récemment, celle-ci était vague quant à la manière dont les cliniques devraient stocker et traiter le sperme de personnes vivant avec le VIH. Par conséquent, de nombreuses cliniques croyaient qu’elles n’étaient pas équipées pour servir ces personnes. En 2020, l’entrée en vigueur de nouveaux règlements appliqués à cette Loi — Règlement sur la sécurité des spermatozoïdes et des ovules — est venue clarifier l’utilisation du sperme de personnes vivant avec le VIH dans le cadre de la FIV ainsi que les dons de sperme. « Les personnes vivant avec le VIH peuvent désormais donner du sperme et il existe un consensus sur le fait que la reproduction est sans danger pour elles », déclare Sara Cohen, avocate torontoise spécialisée dans le domaine génésique. « Par contre les médecins ont toujours l’obligation de dire aux mères porteuses que l’embryon qu’elles vont porter a été créé avec du sperme d’une personne séropositive », dit-elle.
Ces règlements ont suscité des questionnements chez les experts du VIH et les médecins spécialistes de la fertilité. Ils signalent que la nouvelle réglementation ne fait pas la distinction entre les charges virales détectables et indétectables dans le sperme. Comme l’a expliqué Cutler, il est discriminatoire d’obliger les médecins à informer les mères porteuses de la séropositivité d’une personne. De plus, de nombreux médecins ne savent pas comment appliquer la nouvelle réglementation à la maternité de substitution. Tom Hannam est spécialiste en endocrinologie de la reproduction et directeur du Centre de fertilité Hannam à Toronto, qui dessert une importante population LGBTQ. Selon lui, la maternité de substitution pour les personnes vivant avec le VIH est « beaucoup plus difficile » dans le contexte de la nouvelle réglementation. « Cela n’a jamais été l’intention, dit-il. C’était censé rendre la maternité de substitution plus accessible et permettre aux gens de collaborer plus facilement avec des donneurs connus ». En outre, cette nouvelle réglementation a été mise en application au début de la pandémie de COVID-19, qui a ralenti l’ensemble des services de fertilité. « Le défi consiste à adapter le système médical au cadre juridique », explique le Dr Hannam.
La lenteur et la complexité des progrès pour les futurs parents vivant avec le VIH sont frustrantes pour les experts. Les personnes qui aspirent à avoir des enfants en sont les plus affectées. Dans le cas de Cutler et Green, c’était trop peu, trop tard. Le couple, après l’échec de sa tentative de maternité de substitution en 2019, a décidé de laisser tomber. Leurs embryons restants à la clinique de fertilité, ils en ont fait don à la recherche — ce que Cutler décrit comme profondément douloureux. « C’est d’autant plus triste que quelqu’un nous avait donné beaucoup d’articles de puériculture pour le bébé », me dit-il. C’est l’un des nombreux revers qu’il a dû essuyer en tant qu’homme vivant avec le VIH, même dans un pays réputé pour son système médical progressiste. « Vivre avec le VIH m’a fait prendre conscience des douloureux effets de la stigmatisation, même si la science dit que je ne suis une menace pour personne, dit-il. Je ne m’attendais pas à ce que cette stigmatisation existe encore dans le monde de la maternité de substitution. »
Les difficultés qu’a rencontrées Raposo, quant à lui, l’ont rendu plus conscient des effets insidieux de la stigmatisation, et plus déterminé à les combattre. « Fort de cette expérience, je dis toujours à mon fils de poursuivre ses rêves et de ne jamais laisser personne l’en empêcher », dit-il. Il a aussi un mot d’encouragement pour les autres personnes séropositives qui veulent devenir parents. « Le VIH ne détermine pas qui vous êtes. Ne laissez jamais personne vous dire le contraire, dit-il. Vous méritez d’être parents, autant que n’importe qui, et en avez le droit. »
Alexandra Kimball est une journaliste et auteure d’œuvres non romanesques qui vit à Toronto. Son premier livre, The Seed: Infertility Is a Feminist Issue, a été publié en 2019 par Coach House Books.
Illustrations par Katy Dockrill.
*Raposo et les autres personnes vivant avec le VIH mentionnées dans cet article ont demandé à être désignées par des pseudonymes.