L’ajustement de la dose de tacrolimus en présence d’un traitement anti-VIH
Plusieurs médicaments donnés à la suite d’une greffe d’organe interagissent avec les médicaments utilisés pour le traitement de l’infection au VIH, et plus particulièrement les inhibiteurs de la protéase. À cause de ces interactions, les médicaments donnés aux greffés peuvent atteindre des concentrations dangereuses dans le corps, ce qui peut intensifier leurs effets immunosuppresseurs et augmenter les risques d’effets secondaires comme des lésions rénales ou le diabète. Les traitements donnés aux receveurs d’organes séropositifs devraient s’améliorer à mesure que les chercheurs acquièrent de l’expérience auprès de cette population.
Des médecins à Bonn et à Francfort, en Allemagne, ont récemment étudié plusieurs cas d’interactions médicamenteuses survenues depuis une décennie chez des receveurs d’organes séropositifs ou des PVVIH qui suivaient une thérapie immunosuppressive pour d’autres raisons. Bien que l’inhibiteur de l’intégrase raltégravir (Isentress) ait peu figuré dans les expériences de l’équipe allemande, ses données laissent penser que ce médicament a un faible potentiel d’interaction avec les immunosuppresseurs. Nous résumons dans cette section quelques rapports de cas signés par les médecins allemands, ainsi qu’un rapport provenant de New York.
Cas 1
En 2008, un homme de 45 ans, co-infecté par le VIH et le virus de l’hépatite B (VHB), a fait l’objet d’une greffe du foie à cause d’une grave insuffisance hépatique. Avant sa chirurgie, son compte de CD4+ était de 175 cellules et sa charge virale était inférieure à 50 copies/ml.
À la suite de la greffe, le patient a reçu une combinaison complexe de médicaments anti-VIH qui incluait les produits suivants :
- saquinavir (Invirase) – 1 000 mg deux fois par jour
- lopinavir-ritonavir (Kaletra) – 400-100 mg deux fois par jour
- dose additionnelle de ritonavir (Norvir) – 100 mg deux fois par jour
- 3TC (lamivudine) – 150 mg deux fois par jour
- ténofovir (Viread) – 245 mg une fois par jour
Pour protéger le nouveau foie contre le système immunitaire, on a prescrit les immunosuppresseurs suivants :
- mycophénolate (CellCept) – 500 mg deux fois par jour
- corticostéroïdes – 4 mg une fois par jour
- tacrolimus (Prograf) – 0,5 mg une fois tous les 9 à 21 jours, selon sa concentration dans le sang
Les médecins ont vérifié très régulièrement les concentrations de médicaments dans le sang du patient. Ils ont trouvé des taux anormalement élevés de tacrolimus et de lopinavir et un taux étonnamment faible de saquinavir.
Les médecins ont réduit la dose de tacrolimus à 0,02 mg, une fois par jour, puis l’ont augmentée graduellement jusqu’à 0,06 mg, une fois par jour. Cette deuxième dose représente à peu près 1 % de la dose prescrite normalement à la suite d’une greffe d’organe. Cette dose a donné lieu à un taux sanguin de tracrolimus de 6,6 ng/ml. Après cette importante réduction de la dose de tacrolimus, les concentrations sanguines des inhibiteurs de protéase se sont normalisées.
Cas 2
En 2004, voyant que son état de santé se détériorait à cause d’une insuffisance hépatique, un homme de 34 ans, co-infecté par le virus de l’hépatite C (VHC), s’est fait greffer un nouveau foie. Il suivait une thérapie anti-VIH comprenant des doses standards des médicaments suivants :
- AZT (Retrovir, zidovudine)
- abacavir (Ziagen)
- ténofovir (Viread)
Il a également reçu un traitement contre le VHC qui a réussi à le guérir de cette infection. À la suite de sa greffe, pendant qu’il prenait l’immunosuppresseur cyclosporine (Neoral, Sandimmune), le patient a vécu deux épisodes de rejet. Ses médecins ont alors ajouté de fortes doses de prednisone à sa combinaison, ce qui leur a permis de supprimer son système immunitaire et d’empêcher le rejet définitif de son foie greffé. Il n’empêche que les médecins ont remplacé la cyclosporine par le tacrolimus, 3 mg par jour, à la suite du deuxième épisode de rejet, qui s’est produit 17 mois après la greffe,
Les taux d’enzymes hépatiques du patient ont augmenté subséquemment, laissant soupçonner la présence d’inflammation et de lésions au foie. Les médecins ont ensuite remplacé l’AZT par les inhibiteurs de la protéase fosamprénavir (Lexiva, Telzir) et ritonavir, à des doses de 700 mg et de 100 mg respectivement, en deux prises quotidiennes. Ce changement a provoqué une hausse vertigineuse du taux de tacrolimus dans le sang du patient. Ses médecins ont donc réduit la dose de ce médicament à 0,08 mg, une fois par jour. Les doses de la médication du patient sont restées stables par la suite. À l’heure actuelle, ses enzymes hépatiques ne sont que légèrement élevées, son compte de CD4+ se situe à 319 cellules, et sa charge virale est inférieure à 50 copies/ml.
Cas 3
Un homme de 44 ans, co-infecté par le VIH et le VHC, a reçu une greffe du foie en 2002. À ce moment-là, sa thérapie anti-VIH comportait les médicaments suivants :
- saquinavir – 1 000 mg, deux fois par jour
- lopinavir-ritonavir – 400-100 mg, deux fois par jour
- 3TC – 150 mg, deux fois par jour
L’immunosuppression a été accomplie à l’aide des trois médicaments suivants :
- cyclosporine
- mycophénolate
- prednisone
Plusieurs années plus tard, le patient se trouvait aux prises avec une dysfonction rénale, attribuable vraisemblablement à la toxicité de la cyclosporine. Ses médecins ont donc remplacé cette dernière par le tacrolimus à raison de 0,02 mg, deux fois par jour. De plus, le saquinavir et le lopinavir ont été remplacés par le darunavir (Prezista) à raison de 600 mg, deux fois par jour. Sa dose de tacrolimus a été fixée à 0,01 mg le matin et à 0,02 mg le soir.
Deux ans plus tard, les concentrations sanguines de ses médicaments se situaient encore dans la zone escomptée, son compte de CD4+ était de 739 cellules et sa charge virale était inférieure à 50 copies/ml.
Cas 4
Un homme de 60 ans, co-infecté par le VIH et le VHB, a développé un cancer du foie. Au moment de son diagnostic, en 2007, il ne suivait pas de trithérapie. Il a reçu une greffe du foie et s’est fait prescrire la combinaison suivante de médicaments anti-VIH aux doses standards :
- AZT, 3TC et ténofovir
La dose de tacrolimus a été fixée à 1 mg, deux fois par jour. La mycophénolate et des corticostéroïdes ont été utilisés à titre d’immunosuppresseurs d’appoint.
Deux ans et demi plus tard, les reins du patient se sont mis à mal fonctionner, ce qui a porté ses médecins à soupçonner la toxicité du ténofovir. Celui-ci a été remplacé par le raltégravir (Isentress) à raison de 400 mg, deux fois par jour. Ses taux de raltégravir et de tacrolimus se trouvaient dans les zones escomptées.
Cas 5
Un homme de 45 ans souffrant de la maladie de Crohn (inflammation de l’appareil digestif) a reçu un traitement à long terme par corticostéroïdes. Les os du patient se sont beaucoup amincis par la suite (effet secondaire connu des corticostéroïdes). Ses médecins ont remplacé le stéroïde par le tacrolimus à raison de 2 mg, deux fois par jour. Pour son traitement anti-VIH, on avait recours aux doses standards de raltégravir et de ténofovir + FTC (Truvada). Cette combinaison n’a pas eu d’impact sur le taux sanguin de tacrolimus, et vice versa.
Atazanavir
Dans un rapport différent, des médecins du New York–Presbyterian Hospital ont récemment rendu compte de leur expérience en matière d’interactions médicamenteuses. Les médecins en question suivaient un homme de 53 ans co-infecté par le VIH et le VHB dont les reins étaient gravement endommagés à cause d’un diabète et d’une tension artérielle supérieure à la normale. Le compte de CD4+ du patient se situait à 451 cellules, et sa charge virale était inférieure à 50 copies/ml. Il prenait les médicaments suivants :
- atazanavir (Reyataz) 400 mg + Kivexa (abacavir + 3TC)
Les médecins ont suspendu la trithérapie du patient le jour de la greffe, puis l’ont recommencée 48 heures plus tard. Il a reçu dans un premier temps les immunosuppresseurs suivants :
- anticorps anti-cellule-T
- méthylprednisone – 500 mg
- mycophénolate – 2 g par jour
- tacrolimus – 0,5 mg par jour
À l’aide d’analyses sanguines très régulières, les médecins ont observé des changements inhabituels dans le taux de tacrolimus du patient. Le taux augmentait après la prise d’une dose, mais diminuait six heures plus tard, passant sous le niveau nécessaire pour être efficace. Heureusement, la prise d’anticorps anti-cellule-T a causé une immunosuppression temporaire qui a permis d’éviter le rejet de l’organe tout en donnant aux médecins le temps d’effectuer quelques expériences avec diverses doses de tacrolimus.
Ces expériences ont amené les médecins à conclure que la meilleure dose de tacrolimus était de 1,5 mg, toutes les 12 heures. Selon l’équipe de transplantation, un tel ajustement de la dose de tacrolimus sort de l’ordinaire car, dans ses expériences auprès d’autres PVVIH recevant des inhibiteurs de la protéase comme le darunavir + ritonavir, la dose de tacrolimus ne pouvait être fixée qu’à 0,5 mg, deux fois par semaine, pour accomplir une immunosuppression suffisante. Après son expérience auprès de ce patient particulier, l’hôpital a modifié son protocole et mène dorénavant des expériences avant d’effectuer des greffes chez des PVVIH; le protocole consiste maintenant à prescrire de faibles doses de tacrolimus et à mesurer par la suite les concentrations sanguines du médicament. Ce changement n’a donné lieu qu’à des modifications post-transplantation mineures.
Trois mois après la greffe, la charge virale du patient demeure sous le seuil des 50 copies/ml, son compte de CD4+ se situe à 279 cellules, et son état général est stable.
Tous ces rapports publiés depuis une décennie permettent de souligner la complexité des interactions médicamenteuses pouvant se produire lorsque des immunosuppresseurs et des inhibiteurs de la protéase sont utilisés en même temps. Même si le raltégravir figurait peu dans les expériences menées par les médecins allemands, leur rapport laisse croire que ce médicament n’interagit pas avec les immunosuppresseurs d’usage courant.
RÉFÉRENCES :
- Bickel M, Anadol E, Vogel M, Hofmann WP, et al. Daily dosing of tacrolimus in patients treated with HIV-1 therapy containing a ritonavir-boosted protease inhibitor or raltegravir. Journal of Antimicrobial Chemotherapy. 2010 May;65(5):999-1004.
- Tsapepas DS, Webber AB, Aull MJ, et al. Managing the atazanavir-tacrolimus drug interaction in a renal transplant recipient. American Journal of Health-System Pharmacy. 2011 Jan 15;68(2):138-42.